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perdre l’occasion d’envoyer à son mari les vêtemens requis par cette saison rigoureuse. Ce dernier point décida tout. — Vous penserez aussi au vieux meunier, dit le bon amtshauptmann. Il n’a rien emporté, lui non plus. Mamzelle Westphalen, vous lui enverrez mon manteau,... mon manteau et un bonnet de nuit... Il en a l’habitude, et vous ne sauriez croire, mes chers amis, combien un bonnet de nuit peut faire faute.

On décida que les enfans du boulanger seraient également avertis. Ils accoururent tout aussitôt, apportant une grande corbeille de pains au lait et de saucisses. Fieka était déjà installée à l’avant du chariot. L’amtshauptmann, qui venait de terminer sa lettre, prit à part Heinrich avant de la remettre à Fieka. Après quelques paroles échangées : — Mon garçon, lui dit-il, vous me plaisez, et je n’ai plus à vous dire que ceci,... ceci, et pas autre chose : vous vous êtes chargé de protéger votre cousine ; ne l’abandonnez donc en aucune circonstance et quoi qu’il arrive. Si vous laissez toucher à un cheveu de sa tête, ne reparaissez jamais devant moi !...

— Que vous disait donc l’amtshauptmann ? demanda la jeune fille à son conducteur dès qu’ils eurent tourné le premier coin de rue.

— Rien d’essentiel, répondit celui-ci ; mais, cousine, vous allez prendre froid, ajouta-t-il en déroulant sur les épaules de Fieka le manteau du charitable magistrat.

Les deux jeunes gens rencontrèrent à l’entrée du faubourg Fritz Sahlmann, qui s’en revenait criant à tue-tête : — Le burmeister est sauvé ! le burmeister a pris la clef des champs !

Je laisse à penser quel accueil reçut le porteur d’une si bonne nouvelle dans cet appartement de la rathhaus où ma mère était encore entourée de ses amis. Le premier mouvement fut de ne pas ajouter foi aux affirmations de Fritz Sahlmann ; mais, quand elles furent corroborées par de plus sérieux témoignages, ma pauvre mère ne trouva pour exprimer sa joie qu’un éclat de larmes. Pleurait-elle réellement de joie ? Qui le dira ? Qui pourra jamais dire où la joie commence, où le chagrin cesse ?

Je pleurais, moi aussi, la tête appuyée contre la boîte de notre grande horloge, dont j’écoutais le tic-tac régulier. L’amtshauptmann regardait par la fenêtre le ciel nuageux. La frau amtshauptmann et mamzelle Westphalen avaient les yeux humides. Celle-ci fut la première à se remettre. — Allez, Fritz, allez, dit-elle, vous sécher au château. Vous êtes crotté à faire peur. J’autorise Hanchen à vous laisser mettre vos vêtemens des dimanches.

L’amtshauptmann se rapprocha de ma mère, sur les genoux de laquelle j’étais venu poser ma tête. — Chère amie, lui dit-il avec