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geois et d’artisans qui malgré le gros temps continuaient à nous escorter. Parmi eux sautillait Fritz Sahlmann, racontant à un chacun des survenans l’histoire des différentes arrestations. Il était, quand mon père l’aperçut, à côté de l’inspecteur Bräsig, de Jürnscorff, venu à cheval pour ne pas perdre de vue son bel attelage de labour, et le ramener dès qu’on le lui aurait rendu.

C’était un ancien ami de mon père, qui le vit se pencher à l’oreille de Fritz et lui glisser quelques mots aussitôt que l’autre eut fini son récit. Fritz alors, fourrant ses mains dans ses poches, se mit à siffler en se rapprochant des prisonniers, à siffler encore en se laissant aller sur la pente ravinée ; au bas de celle-ci, je ne sais comment, son pied s’étant pris dans une racine à fleur de terre, il dévala vers nos gens comme malgré lui, et, une fois à portée de mon père, il tomba la tête en avant dans une flaque de boue. Mon père ne manqua pas de le ramasser, et au moment où il se penchait vers ce maladroit petit drôle : — L’œil au cheval ! lui souffla Fritz à demi-voix. — Bien fit-il de ne pas en dire plus long, car un caporal arrivait sur eux, et d’un coup de crosse rejeta l’enfant hors de la chaussée.

Mon père, jusque-là fort attentif, le devint encore davantage. Il vit le vieux Bräsig descendre de cheval, faire claquer son fouet, et le déposer aux mains de Fritz Sahlmann. Ce dernier se mit à promener le cheval par la bride, allant et venant, mais prenant soin, à chaque tour, de le faire arriver un peu plus près de la route, jusqu’à ce qu’enfin tous deux s’arrêtèrent sous un saule où ils semblaient s’abriter contre la pluie. De là, il adressa un signe à mon père, qui, toujours caché sous le manteau de l’oncle Herse, répondit en agitant trois fois son chapeau, comme s’il le secouait pour en faire tomber l’humidité ruisselante. Arriva sur ces entrefaites un équipage à quatre chevaux amenant un général qui avait couché la nuit d’avant chez le comte d’Yvenack. La nécessité de laisser circuler ce grand personnage jeta un surcroît de désordre dans la cohue militaire, ce qu’ayant constaté l’auteur de mes jours, il s’élança, masqué par le carrosse du général, jusqu’au saule dont j’ai parlé, arracha le fouet et les brides des mains de Fritz Sahlmann, puis, sautant en selle, descendit la colline au grand galop. — Feu ! feu ! crièrent une douzaine de voix. On entendit tout autant de chiens s’abattre sur les bassinets, mais pas un coup ne partit, la poudre était trop mouillée.

On put croire un moment que la fuite de leur burmeister allait être saluée d’une joyeuse clameur par les citadins groupés au bord de la route ; mais un bon coup de crosse entre les épaules d’un cordonnier trop expansif arrêta net son premier vivat ! et cet échan-