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Mon père allait et venait, fort ému de toutes ces plaintes. Il s’approcha de Droz pour lui recommander la patience, son affaire ne pouvant manquer de s’arranger. — Bon ! dit l’horloger, qui parut immédiatement rassuré. — Le départ des troupes devenait de plus en plus imminent, et, averti par son adjudant, le colonel sortit fort rasséréné de chez ma mère. S’approchant des prisonniers, il donna l’ordre d’élargir immédiatement mamzelle Westphalen et les deux suivantes, ce qui lui valut trois gracieuses révérences. L’amtshauptmann en même temps dégageait sa femme du groupe, et lui présentait le colonel. Ce fut le moment que l’adjudant choisit pour donner le signal du départ et enjoindre au meunier Voss, au boulanger Witte et à maître Droz de descendre sur la place. Fieka ne voulait pas quitter le bras de son père. Il fallut les séparer de force. Elle lui dit alors avec une parfaite tranquillité : — Soyez certain, père, que je ne vous quitterai pas. — Le boulanger, après avoir indiqué à Johann ce qu’il avait à faire, et après avoir à deux ou trois reprises pesté contre les « voleurs » qui l’emmenaient, ne fit plus de résistance ; mais, pour Droz, les difficultés recommencèrent. Sa femme, ses enfans, se cramponnaient à lui, criant et pleurant à fendre un cœur de roche. Celui de mon père n’était pas assez fortement trempé pour une pareille épreuve. Il protesta une fois encore, et dans les termes les plus vifs, contre une arrestation qui ne lui semblait motivée par aucun délit. La nuit passée au château n’en était pas un ; quant au port de l’uniforme français, il ne fallait y voir qu’un hommage rendu à de glorieux souvenirs par un ancien soldat de la France. — L’uniforme a été abusivement employé, s’écria l’adjudant. — Je le nie, repartit mon père ; je nie qu’il soit abusif de se débarrasser moyennant un innocent stratagème d’une attaque préméditée par des bandits...

L’adjudant regarda mon père de façon à nous faire craindre qu’il ne lui passât son sabre au travers du corps. Le colonel, avançant d’un pas et le front chargé d’orages, fit signe d’emmener l’horloger. mon père alors perdit toute mesure. — Arrêtez, dit-il. Si quelqu’un est coupable, c’est moi. Cet homme n’a marché que sur mon ordre. Je dois seul par conséquent porter la peine de ce qu’il a fait.

— Soit, dit froidement le colonel. Lâchez cet homme, et prenez l’autre à sa place, puisqu’il le demande.

— Que faites-vous, mon ami ? s’écria l’amtshauptmann.

— Ce que je crois mon devoir, répondit le colonel en lui serrant une dernière fois la main.

Toutes ces paroles s’étaient si rapidement échangées que d’abord personne n’y comprit rien, à plus forte raison un marmot comme