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pardonné plusieurs fois, il s’était laissé toucher par les larmes et les supplications de sa mère. Pouvait-il se contenir plus longtemps le jour où un Serbe vint lui dire : — Ton frère a violé ma fille, c’est pour des infamies pareilles que nous avons chassé les Turcs ? — Pouvait-il, le libérateur, le gardien de l’indépendance, avec le caractère que nous lui connaissons, pouvait-il ne pas entrer dans une de ces colères rouges qui lui faisaient dire à lui-même : Je frappe et je tue. »

En somme, les barbaries de Kara-George attestaient un grand fonds d’équité, une droiture inflexible. Ce qu’on peut lui reprocher de plus grave, c’est la crédulité avec laquelle il écoutait les dénonciations, les rapports insidieux, et se laissait, comme on dit, monter la tête : grande marque de faiblesse et plus commune qu’on ne pense même chez les hommes du plus rare esprit, surtout disposition funeste chez un chef d’état. Il suffisait d’un trait perfide pour le mettre hors de lui ; il oubliait alors que le premier devoir de la justice est d’écouter la défense de l’accusé. C’est ainsi que, sur une délation il frappa de mort le knèze Théodosi, un de ceux qui l’avaient appelé au commandement des Serbes. Quand il reconnaissait son erreur, et cela ne tardait guère, il pleurait, comme un enfant. « Que Dieu punisse, s’écriait-il, celui qui m’a poussé à mal faire. » Personne n’était moins opiniâtre, c’est avec candeur qu’il avouait ses fautes. Enclin à des explosions de fureur, il ignorait les pensées de haine et de vengeance. Dès qu’il avait pardonné, il oubliait tout. Ces fureurs mêmes devenaient moins fréquentes et moins graves à mesure qu’il s’élevait en dignité ; le barbare se transformait au sentiment de la responsabilité souveraine. En rassemblant d’après les témoins les plus divers les traits de cette physionomie étrange, je me rappelle un mot de M. Michelet qui appelle Gustave-Adolphe un bon géant, c’était aussi un bon géant que ce terrible Kara-George. On a vu avec quels ménagemens il accomplit cette révolution intérieure qui substituait l’unité à la division, le régime monarchique au régime féodal. Il ne tenait qu’à Dobrinjatz et à Milenko de retrouver une des premières places dans l’état transformé ; avec sa loyale et confiante nature, Kara-George n’eût pas tardé à s’en faire des amis, comme il avait gagné Nenadovitch et Véliko. Il est impossible, en un mot, de ne pas discerner ici un fait évident au milieu des rapports contradictoires, c’est que d’année en année le héros sauvage se rendait plus digne et plus capable d’exercer une souveraineté régulière.

Comment donc cette virile préparation a-t-elle abouti à une catastrophe lamentable ? En 1811, Kara-George était devenu le prince des Serbes ; deux ans plus tard, il fuit devant les Turcs et se sauve