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certes. Le massacre des Turcs de Belgrade, des scènes analogues à Schabatz, bien des actes d’insubordination, bien des luttes intestines, parfois des entreprises mal conduites qui auraient pu compromettre les victoires de Kara-George, c’étaient là des symptômes menaçans pour l’avenir. Nenadovitch, voulant porter la guerre au-delà des frontières de l’ouest dans l’espoir de soulever les chrétiens de Bosnie, attira sur le territoire serbe les Bosniaques musulmans, et se serait fait battre à plates coutures sans la prompte arrivée des hommes de la Schoumadia. Milenko avait commis les mêmes fautes et couru les mêmes périls sur la frontière orientale. Il était temps de soumettre ces forces tumultueuses à une direction unique. L’unanimité du sentiment national dans les premières périodes de la guerre avait tempéré les inconvéniens de l’anarchie ; cet état de choses, en se prolongeant, eût amené des désastres. Il n’y avait plus de règles, plus de lois, plus de traditions. Les vieilles coutumes qui avaient formé autrefois la cohésion morale du peuple et préparé cette héroïque levée d’armes étaient brisées par la surexcitation universelle. Chacun se faisait sa place au soleil. Qu’étaient devenus les knèzes, les kmètes, les chefs si respectés des tribus ? C’était le hasard de la force qui établissait les pouvoirs nouveaux. Des voïvodes, sans autre investiture que le droit de l’épée, se faisaient un cortège de coureurs d’aventures et arboraient une bannière. Ces hardis cavaliers attachés à la personne du voïvode s’appelaient des momkes ; leur nombre, l’éclat de leur équipement et de leurs armes indiquaient l’importance du voïvode. Une sorte de féodalité bizarre remplaçait l’antique hiérarchie patriarcale. Ces chefs de bandes s’attribuaient à eux-mêmes les immeubles possédés autrefois par les Turcs, prélevaient une dîme sur les travaux des paysans, et, recueillant les impôts, dont ils avaient à rendre compte, s’en réservaient une part.

Peu à peu, il est vrai, la force des choses avait introduit un certain ordre au milieu de cette confusion. Si les voïvodes nés de la guerre dominaient les paysans, ils étaient soumis à des chefs supérieurs. C’étaient les hommes qui, ayant rendu plus de services, inspiré plus de confiance par leur courage ou leur habileté militaire, avaient fini par commander tout un district, quelquefois toute une province. On les appelait les hospodars[1]. Tels étaient Jacob Nenadovitch dans les districts de Jadar et de Radjevina, Milenko dans l’île et le district de Poretsch aux environs de Belgrade, Pierre Dobrinjatz dans le district de Parakyne, Milan Obrenovitch dans le district de Rudnik. Kara-George enfin dans presque toute la province

  1. En serbe, gospodar.