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les plus renommés portaient leurs bannières sur le front de l’armée. Ils s’avancent, ils s’avancent toujours, un feu de mousqueterie éclate sur toute la ligne ; les Serbes ne répondent pas. Enfin, quand les Turcs sont arrivés au point fixé par Kara-George, le signal retentit, et la fusillade meurtrière commence. Les Serbes ne tirent point au hasard ; chacun vise, chacun frappe. Et quelle rapidité de mouvemens ! On dirait que les fusils se rechargent d’eux-mêmes. Les minutes sont bien employées, et il n’y a guère de balles perdues. Déjà plus d’un officier turc a péri, les rangs sont rompus, le désordre des premiers bataillons arrête et effraie ceux qui suivent. La fusillade serbe continue toujours, le canon aussi fait bien sa besogne. On reconnaît des gens qui ont appris la guerre dans les rangs de l’armée autrichienne. Des lignes d’hommes s’écroulent comme des pans de murs. Au milieu de ce désordre effroyable, quels sont ces nuages de poussière à l’extrémité du champ de bataille ? C’est la cavalerie serbe qui s’élance du fond de la forêt, bride abattue et sabre haut. Kara-George saisit ce moment ; il sort des retranchemens avec ses meilleures troupes et se précipite au milieu des bataillons turcs, déjà rompus et disloqués. Son impétuosité, tous les témoins l’attestent, était irrésistible ; sa figure sombre s’illuminait dans la bataille, et sa voix terrible y retentissait comme l’ouragan. Avec sa haute taille voûtée qui toujours se redressait au feu, il était vraiment l’image de la Serbie ; on eût dit qu’il en représentait les humiliations séculaires et les formidables vengeances. Partout où apparaissait le terrible géant, la victoire semblait certaine, tant il communiquait à tous son ardeur et sa force. On le vit surtout dans la journée de Mischar ; cette sortie faite si à propos acheva la déroute des 30,000 Bosniaques. Les pertes des Turcs furent énormes. Le séraskier Kulin-Kapetan, le vieux Méhémet-Kapetan et ses deux fils, d’autres chefs encore, d’autres vaillans illustres (hélas ! beaucoup étaient de race serbe), restèrent parmi les morts. La fleur de la Bosnie était couchée dans la plaine sanglante. C’est à peine si un petit nombre de fuyards put repasser la frontière. Sans chefs, sans direction, frappés de terreur, des bataillons entiers avaient pris la fuite ; on ne leur laissa pas le temps de se réfugier dans la forteresse de Schabatz, d’où ils étaient sortis le matin si confians et si fiers. La cavalerie serbe les tailla en pièces ou les jeta dans les rivières qui leur barraient le passage, la Save et la Drina. On fit sur plusieurs points des milliers de prisonniers. Le butin en chevaux, en armes, en munitions et richesses de toute sorte, fut immense. Le fils adoptif de Kara-George, Milosch de Potserje, un des héros de ce grand jour, reçut en récompense l’épée du séraskier.