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territoire fussent remises entre leurs mains. En même temps ils refusaient de payer les impôts arriérés depuis le commencement de la lutte, et pour justifiée ce refus, ils présentaient le compte de tout ce que leur avait coûté la guerre, compte précis, détaillé, qui s’élevait à 3 millions de piastres. On dut naturellement en référer à Constantinople ; mais, une fois leurs exigences formulées, Kara-George et ses compagnons n’attendirent pas la réponse du divan : ils partirent d’Ostruschnitza pour continuer la guerre, impatiens d’arracher aux derniers soldats des dahis les dernières forteresses qu’ils occupaient.

Au bout de quelques, semaines, tous ces repaires de bandits avaient capitulé. Les Turcs de Serbie, fidèles au, sultan et hostiles aux janissaires se réjouissaient de ce résultat autant que les Serbes eux-mêmes. C’était toujours la guerre aux dahis, c’est-à-dire aux ennemis de Sélim, et les victoires de Kara-George semblaient le gage de la paix. Précisément à cette date, au printemps de l’année 1805, Sélim entreprenait de dompter les janissaires sur d’autres, points De son vaste empire. « Il se serait estimé heureux, dit M. Ranke, si dans plus d’une province d’énergiques raïas lui eussent rendu le service que lui rendaient les Serbes dans les contrées du Danube. » Comment donc se fait-il que le sultan réformateur ait si mal reconnu ce service ? C’est ici, — j’emprunte encore cette remarque à M. Ranke, — c’est ici qu’on voit éclater la contradiction fatale qui a si longtemps paralysé tout esprit de réforme dans l’empire ottoman. Si le sultan des Turcs n’était pas le commandeur des croyans, les Sélim et les Mahmoud eussent fait une autre figure dans l’histoire. Malheureusement ce que le génie politique inspirait au souverain, le fanatisme populaire, l’interdisait au chef de la foi. Que Sélim obéisse, librement à son génie, il continuera de voir dans les héros serbes les auxiliaires, de sa politique. Comme ces souverains de l’Occident qui se servaient du peuple pour briser les tyrannies féodales et constituer la grande équité du monde moderne, il confirmera les droits que les hommes de la glèbe ont si vaillamment conquis sur les hommes du sabre. Non, il ne le peut. La constitution même de l’état le lui défend. Ces hommes de la glèbe sont des raïas, les hommes du sabre, coupables ou non, ce sont des croyans. Quand les vieux Turcs, ceux-là mêmes qui avaient le plus souffert des violences des dahis, voyaient les raïas armés de fusils, de cimeterres, de canons, quand ils voyaient la bannière des haïdouks flotter dans la plaine comme la bannière des pachas, et tous ces hommes autorisés par le sultan à combattre des soldats de Mahomet, ils étaient saisis d’horreur. Quel sacrilège ! quelle trahison ! Le commandeur des croyans n’était donc plus qu’un giaour ?