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que nous songions un peu aussi à ce qui se passe dans toutes ces réunions qui se multiplient aujourd’hui, et qui offrent d’ailleurs un spectacle curieux. La dernière loi sur le droit de réunion a favorisé cette efflorescence de toute sorte d’assemblées où l’on disente, où l’on pérore, où l’on s’échauffe surtout grandement, plus qu’il ne faudrait quelquefois. Sur tous les points de Paris, les salles de la Redouté, du Pré-aux-Clercs, du Vieux-Chêne, etc., se remplissent de temps à autre d’un auditoire aussi empressé que facile à émouvoir. Les fonctions du capital et le prêt à intérêt, les banques d’échange, l’association coopérative, même le droit des femmes, tout est abordé avec la vivacité et l’entrain qu’on met toujours en rentrant en possession d’un droit longtemps suspendu, et quelques-unes de ces réunions du reste sont assez sérieuses pour offrir un intérêt réel.

Que dans ces assemblées librement formées il y ait souvent de l’inexpérience, de la confusion, que les discussions prennent quelquefois les allures les plus vagabondes, ce n’est pas trop ce qui peut étonner. Que les opinions les plus excessives se produisent avec une légèreté imperturbable, ceux qui les expriment sont à la rigueur dans leur droit ; mais ce qui est un symptôme plus inquiétant, c’est la tendance de certaines opinions à s’imposer, à se montrer d’une intolérance despotique, à ne pas même souffrir la contradiction. Ceci, ce n’est plus l’usage d’un droit, c’est un despotisme dans un autre sens. Dans une de ces réunions, un député de Paris n’a pas pu arriver à se faire entendre ; dans une autre, un prédicateur connu pour le libéralisme de ses sentimens, le père Hyacinthe, a été mis en cause avec la plus étrange violence. Dans la plus sérieuse de ces assemblées, un orateur courageux a eu de la peine à aller jusqu’au bout de son discours, parce qu’il soutenait la légitimité du prêt à intérêt. Et, pour tout dire enfin, on ne se souvient nullement du sage et prévoyant conseil que donnait M. Édouard Laboulaye en ouvrant une de ces réunions. « Ayons bien soin, disait-il, par l’ordre et le calme qui présideront à notre discussion, de satisfaire les amis de la liberté, et de décourager ceux qui ne l’aiment pas… » C’est là le danger ; par l’intolérance, on fait ce qu’on peut pour inquiéter les amis sincères de la liberté ; par tous les désordres et les violences de parole, on ne décourage nullement ceux qui n’aiment pas la liberté ; au contraire, on fait de son mieux leurs affaires en compromettant un droit qu’ils ont vu reparaître avec ombrage, et qu’ils verraient disparaître avec un sentiment de triomphe. C’est là aujourd’hui la vraie question de notre vie intérieure.

On ne peut en disconvenir, il y a des peuples pour qui la liberté est une laborieuse et difficile conquête, qui ont joué si souvent avec les révolutions qu’ils ne les font plus sérieusement. Il semble que dans un premier élan ils vont briser tous les obstacles et franchir toutes les li-