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en ligne, contingent, réserve et garde mobile, il ne resterait plus dans la commune un seul homme de vingt et un à trente ans, sauf quelques infirmes ou soutiens de famille que la loi dispense ? Pourquoi n’a-t-il pas plus profondément tressailli à cette perspective ? C’est que notre loi militaire masque habilement son jeu. On s’arrange du mieux qu’on peut pour n’en pas montrer les effets. Le paysan ne s’en remet qu’au témoignage de ses yeux, il croit à ce qu’il voit, tout autre mode d’information lui paraît suspect. Or il n’a pas encore vu de commune dépouillée de sa fleur, et les préfets ont partout répété que de longtemps on ne verrait rien de pareil. Le candidat indépendant peut du moins rappeler, la loi à la main, que le droit est ouvert et que demain, si les événemens l’exigent, on en usera. Quelle arme également que cette enquête agricole, si on savait s’en servir ! Pour l’opposition, c’est un arsenal ; pour le gouvernement, ce sera un monument d’impuissance. À travers la modération du rapport de M. Adolphe Dailly, on voit percer ce sentiment. Il est plus accusé et revêt des formes piquantes dans un ouvrage de M. d’Esterno, un moraliste et un expert en fait d’agriculture[1]. Celui-ci établit par des documens certains que la moitié de la population rurale est indigente et classée comme telle, et que de toutes les manières de faire fortune l’industrie des champs est celle qui déçoit le plus et rapporte le moins. D’après lui, la nourriture de l’homme des champs peut descendre à 35 centimes par jour ; il n’est pas un manœuvre des villes à qui il ne faille une somme triple pour y suffire. N’est-ce pas là un sujet de doléances autrement fondé que ceux dont les ouvriers remplissent les salles de Paris ? Voilà des griefs qu’à propos de l’enquête le candidat non officiel pourrait reproduire en demandant qu’on tienne compte enfin des réparations qu’elle signale.

Le beau débat à ouvrir devant un auditoire que les excès de parole n’ont point blasé, si l’on pouvait le faire de franc jeu en y ajoutant un peu de politique élémentaire à l’usage d’hommes simples, mais d’un jugement droit ! Comme on verrait s’écrouler les sophismes qui nous sont venus de l’emploi de la force et n’ont pas eu d’autre point d’appui ! Comme on découvrirait vite ce qu’il y a d’artificiel dans nos grandeurs et de misères morales sous notre luxe de mauvais aloi ! Comme tout ce qui est décor, appareil, langage de convention, disparaîtrait devant cet exposé des choses ramenées à leur vraie mesure ! Bien des yeux en seraient dessillés, bien des superstitions détruites. Le campagnard s’apercevrait enfin

  1. Des privilèges de l’ancien régime en France, — Les privilégiés du nouveau, par M. d’Esterno, 2 vol. in-8o.