Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/468

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ardeur avec laquelle ils se livraient à la consommation de cette « herbe puante » et la variété des modes employés pour multiplier les sensations que leur procurait cette occupation bizarre. Quelques-uns de ces sauvages aspiraient la fumée par la bouche, les autres par les narines, d’autres se servaient de tubes d’argile cuite remplis de l’herbe hachée; d’autres enfin, pour varier leurs plaisirs, tantôt se remplissaient le nez de feuilles réduites en poudre, tantôt roulaient ces mêmes feuilles en petites boules qu’ils mâchaient pendant des heures. On voit que, dans l’usage barbare que nous faisons de cette solanée, nous n’avons même pas le mérite de l’invention, et que les sauvages ont été en tous points nos initiateurs. Il paraît d’ailleurs que le tabac avait été primitivement employé par eux comme antidote contre la morsure des serpens. En 1518, Colomb envoya de la graine de tabac en Espagne; mais pendant de longues années cette herbe ne fut employée que comme matière médicinale. C’est seulement en 1560 que Jean Nicot, ambassadeur de France auprès du roi de Portugal, apprit à l’ancien monde à se servir du tabac. Offerte par Nicot au grand-prieur de Lisbonne, puis à Catherine de Médicis, introduite en Italie par le cardinal de Sainte-Croix et par le légat Nicolas Tornabon, la nouvelle solanée fut tour à tour appelée nicotiane, herbe du grand-prieur, herbe de la reine, herbe de Sainte-Croix et tornabonne. Nous passons sous silence une foule d’autres noms que lui décerna l’imagination populaire. Tour à tour prônée avec emphase et proscrite avec fureur, la nicotiane-tabac passa par toutes les péripéties, depuis le pamphlet satirique de Jacques Ier, roi d’Angleterre, et les bulles d’excommunication du pape Urbain VIII, qui pendant les offices faisait confisquer les tabatières dans les églises, jusqu’aux sanguinaires ordonnances d’Amurath IV, du shah de Perse et du tsar Michel Fédérovitch, qui faisaient couper le nez aux priseurs, quand ils ne les faisaient pas piler dans un mortier, rouer vifs, pendre ou écarteler. Bulles, firmans, ukases, tout demeura impuissant; le goût du tabac persista. En France, la question fut envisagée sous un point de vue infiniment moins dramatique. Le gouvernement, comprenant qu’il y avait dans le tabac une ressource financière très importante, loin d’en restreindre la consommation, la favorisa de tout son pouvoir. Il ne perçut d’abord qu’un simple impôt, mais plus tard il s’empara d’un monopole qui depuis la création de la régie, en 1811, lui a rapporté plus de 3 milliards.

Le tabac est à coup sûr l’une des plantes qui se sont le plus rapidement et le plus universellement répandues. On serait presque tenté déconsidérer comme prédestinée au rôle immense qu’elle joue cette invincible solanée qui à une très grande résistance vitale joint