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sans voix, et tous, les pupilles horriblement dilatées, allaient droit devant eux, tantôt riant d’un rire amer, tantôt furieux ou épouvantés par d’affreuses visions. Toute la nuit, le camp fut troublé par les apparitions successives de ces forcenés, qui, la figure ensanglantée par les ronces et attirés de loin par les feux du bivouac, arrivaient haletans, et se précipitaient dans les flammes. Une histoire non moins dramatique me fut racontée dans un petit village du midi de la France. Un soir d’été, — c’était en 1814, — on vit arriver à cheval un étranger de haute mine. Il paraissait fatigué, abattu, et les personnes qui l’ont vu se rappellent encore la tragique expression de ses yeux. Après deux heures de repos, pendant lesquelles il n’avait proféré que quelques paroles laconiques, il s’informa auprès de l’hôtelier où il pourrait trouver des plantes semblables à celle dont il montra des débris ramassés en chemin; — c’était une belladone. D’après les indications qui lui furent données, il se rendit à pied dans une carrière abandonnée, puis revint à l’auberge, se mit en selle et s’éloigna. Plusieurs heures s’étaient écoulées, le village était endormi, lorsque des exclamations confuses et le galop précipité d’un cheval mirent sur pied les habitans. C’était l’étranger qui revenait. Il passait et repassait, ayant l’air de ne rien voir, bien qu’il jetât sur ceux qu’il rencontrait d’horribles regards noirs[1], suivant l’expression de mon narrateur. Il s’éloigna bientôt, suivi d’assez près par quelques curieux qui furent alors témoins d’un étrange spectacle. Ils virent le cavalier parcourir pendant quelques instans la route qui faisait le tour du village, puis tout à coup s’élancer à l’escalade d’un périlleux sentier tracé par les bergers sur un rocher qui surplombait la vallée. Arrivé au sommet, on le vit pousser son cheval vers l’abîme. Longtemps l’animal épouvanté se cabra furieusement sous l’éperon; mais un faux pas le fit glisser, puis s’abattre sur le bord du précipice. Cette minute fut horrible. Sur le fond pâle du ciel se dessinait la noire silhouette du groupe. Le cheval un instant fut sur le point de reprendre l’équilibre, mais le cavalier forcené, poussant des cris et étendant ses bras vers le gouffre, l’entraîna ; tous deux roulèrent sur la pente hérissée de pierres aiguës. Depuis ce jour, ce lieu s’appelle la roche du cavalier.

Les tiges et la racine de la belladone ne sont pas moins dangereuses que les feuilles et les baies. L’historien écossais George Buchanan raconte qu’un breuvage préparé avec une infusion de tiges de belladone vint changer la face d’une bataille engagée entre Da[nois-

  1. Allusion à la dilatation des pupilles qu’on remarque dans les empoisonnemens occasionnés par la plupart des solanées vireuses.