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conduit à tuer son corps et à souiller son nom. Deák n’a pas l’éloquence du puissant orateur français, mais il n’a point ses vices, et son suprême bon sens équivaut à du génie. La vie du grand citoyen hongrois n’a pas une tache, pas une faiblesse, pas une contradiction. Il est toujours resté semblable à lui-même. C’est un inestimable bonheur pour un peuple quand le grand homme qu’il apprend à vénérer est en même temps un homme pur. Son exemple, sans cesse présenté aux yeux de tous, ennoblit le caractère national. Chacun emprunte quelque chose de ses vertus, et s’élève rien qu’en apprenant à le connaître.

Dans le cœur du Hongrois, l’amour de la patrie l’emporte sur tous les autres sentimens. Les poètes eux-mêmes, chose rare, prétend Proudhon, mettent le patriotisme au-dessus de l’amour, «La liberté et l’amour, voilà mes seules affections, chante Petöfî. A l’amour je sacrifie volontiers ma pauvre vie, mais à la liberté je sacrifie l’amour. » Deák, lui, n’a vécu que pour son pays. Depuis qu’il est apparu pour la première fois dans l’assemblée de son comitat, on ne lui voit pas d’autre mobile ; rendre la Hongrie heureuse et libre, tel est son but unique. Ses adversaires lui ont reproché l’étroitesse de ses vues, jamais ils n’ont mis en doute son désintéressement absolu. Qu’un intérêt personnel quelconque ait déterminé le moindre de ses actes, c’est ce que nul n’a pensé ni dit. Jamais il ne s’occupe de lui-même; il ne vit et n’agit que pour le bien public. Qu’on l’en loue, et il se fâche, tant se dévouer lui paraît naturel. Il a prouvé en maintes circonstances que, pour conserver sa popularité, il ne dévierait pas d’une ligne de la voie qu’il s’est tracée. C’est la rare marque d’une grande âme. Quand je cherche à qui le comparer, je ne trouve personne, tant chez lui la grandeur antique se mêle à la simplicité bourgeoise. Sans qu’il y ait nul parallèle à établir, on songe à Washington ou aux grands parlementaires de la révolution anglaise; nul simple bourgeois n’a exercé sur son pays un empire aussi absolu, aussi durable et obtenu par des moyens aussi purs. Il n’y a qu’une chose que Deák place au-dessus de sa patrie, c’est la justice, et, s’il a consacré toute son existence à la cause de son pays, c’est parce qu’elle était aussi la cause du bon droit.


EMILE DE LAVELEYE.