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L’attendrissement est au comble, il y a là autant de douleurs que peuvent en porter sans éclater les âmes qui savent être muettes. Nul ne sanglote, tous étouffent; nul ne pleure, tous fondent intérieurement. Toutes les variétés de l’attendrissement, diverses selon les âges, les tempéramens, les physionomies, ont été reproduites avec un sentiment des nuances si profond que chacune de ces touches différentes d’une même douleur a suffi pour créer un personnage et pour déterminer un caractère tout entier. Le prêtre qui offre la communion et qui visiblement n’appartient pas à l’ordre, étouffant une émotion de sympathie respectueuse, fait effort pour conserver l’impassible gravité que commande l’office sacerdotal qu’il accomplit à ce moment. Plus loin, un jeune moine, dominé par la sensibilité des natures que la vie n’a pas durcies, laisse éclater une douleur presque féminine; mais les âmes tendres sont faciles à l’émotion, et plus touchantes sont les larmes quand elles sillonnent de mâles visages. C’est ce que Rubens a exprimé merveilleusement dans le personnage du moine à moustaches qui prie si dévotement, figure de vieux sergent des bandes mendiantes, un Égidio, un Bernard di Quintavalle ou un frate Leone quelconque, qui succombe sous la pensée qu’il lui faut quitter le général avec lequel il fit jadis les premières campagnes de l’apostolat. Rubens sait que l’humanité est diverse; aussi a-t-il eu bien soin d’indiquer que cette douleur si générale a cependant ses cœurs tièdes. Ce moine si maigre qui est tout proche du jeune novice porte un visage bien austère; mais cette austérité est-elle celle de la religion? Ce moine a tout l’air d’être quelque frate Elia que les prières de saint François n’ont point réussi à sauver de la tentation, et les pensées qu’il roule pourraient bien être des pensées laïques d’ambition ou de désertion. Tout cela est étonnamment vivant, étonnamment profond, étonnamment sérieux. Cette toile est plus qu’une belle peinture, c’est un des poèmes religieux les plus sincères et les plus touchans qui existent. Ceux qui voient surtout dans Rubens un chercheur d’effets pittoresques indifférent à toute chose morale doivent aller contempler ce tableau pour s’assurer du degré d’élévation auquel atteint l’intelligence de ce grand homme : si après l’avoir vu ils persistent dans leur première opinion, c’est qu’aucune évidence ne peut les convaincre.

La grâce de Rubens est moins apparente que sa force, et elle se confond d’ailleurs avec son amour de la magnificence, qui après sa puissance pathétique est son principal caractère. Cependant il en a une dès qu’il le veut, très fine et très ingénieuse, bien que parfois un peu cherchée. L’exemple le plus heureux que l’on puisse citer de cette grâce ingénieuse est l’Éducation de la Vierge du