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aller crever l’œil de quelqu’un de vos enfans ou de vos femmes aux fenêtres. Nous, nous faisons mieux les choses, et quand nos maîtres nous font l’honneur de nous visiter, nous avons à leur offrir une belle place, bien vaste, à leur grand plaisir et au nôtre aussi, car, comme ils ont toute latitude pour prendre leur élan, il est arrivé plusieurs fois que certains ont été désarçonnés, ce qui a donné plus de mouvement à la fête, et même que quelques-uns se sont tués, ce qui nous a fourni matière à conversation pendant un mois, et nous a donné une date pour fixer nos souvenirs. »

Mais les Bruxellois du temps présent peuvent être fiers de cet hôtel de ville non moins que leurs ancêtres, car il leur rend, s’ils savent bien observer, un service politique des plus signalés. Mieux qu’aucun édifice moderne, mieux que la colonne de la Constitution, mieux que le monument des Martyrs, cet hôtel de ville sacre Bruxelles capitale et établit l’authenticité de la nationalité belge. Quand on ne voit que la ville moderne, on peut vraiment douter de cette fameuse nationalité belge tant controversée. Est-ce une capitale qu’on vient de parcourir, ou bien n’est-ce qu’une belle ville de province française? Mais dès qu’on arrive sur cette superbe place, on ne doute plus. Oui, Bruxelles est bien une capitale, car une capitale seule peut contenir un pareil hôtel de ville, expression suprême de la vie municipale de tout un pays. Ce n’est pas là l’hôtel de ville d’une simple cité à franchises; il a un caractère plus général qui en fait le résumé, la synthèse de la vie éparse dans tout un pays, et qui partout ailleurs n’a donné d’elle-même que des expressions locales et particulières. Cet hôtel de ville est le véritable témoin de la nationalité belge; il s’appuie sur l’authenticité de l’histoire pour attester que ce peuple avait sa manière de vivre libre et indépendante longtemps avant 1830, et je m’étonne que quelque avocat patriote n’ait pas encore songé à employer cet argument. Le véritable monument des Martyrs, c’est cette place où furent décapités Horn et Egmont pour avoir soutenu, eux aussi, à la manière de leur temps, les droits de cette nationalité; la véritable colonne de la Constitution, c’est cet édifice où de longues générations de bourgmestres et d’échevins exercèrent les franchises municipales et les défendirent contre leurs voisins redoutables et leurs maîtres puissans, rois de France, ducs de Bourgogne, rois d’Espagne, césars d’Autriche. S’il suffit par hasard d’un sentiment durable pour former une nationalité, les Belges sont bien un peuple distinct. Dans la salle du conseil, on voit un plafond peint par Janssens représentant l’assemblée des dieux, dont les figures paraissent changer d’attitude selon le point de vue d’où on les regarde. Elles n’en ont pourtant qu’une seule, et c’est ainsi que sous les dominations di-