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qui, sans souci de la symétrie, percent inégalement les façades des maisons ; il vous escorte pendant vos visites à ces si vieilles basiliques, Saint-Géréon, Sainte-Ursule, Saint-Cunibert, et avec la bonhomie d’un vieux chef d’état qui n’aurait jamais été inquiété dans la possession de son pouvoir, il vous parle de ses victoires d’autrefois, tout comme si ces victoires n’avaient pas été emportées par les siècles. Et de fait elles sont là bien visibles et bien authentiques. Nulle ville peut-être ne représente autant que celle-là le triomphe du moyen âge, car non-seulement les fleurs légendaires y ont encore aujourd’hui tout leur parfum mystique, mais le moyen âge même y apparaît vainqueur de la civilisation romaine, qu’il a donnée pour escabeau à ses pieds et dont il a pris les pierres pour bâtir ses basiliques. Saint George foulant aux pieds le dragon après l’avoir renversé revient au souvenir lorsqu’on cherche une comparaison pour ce complet triomphe de la civilisation chrétienne sur la civilisation païenne. Tout ému de ce spectacle, j’avais cru en rencontrer un au moins pareil à Aix-la-Chapelle, puisque ses souvenirs étaient plus grands encore que ceux de Cologne. Hélas! ville muette, lèvres closes et refusant obstinément de s’ouvrir. En vain mon imagination s’agitait; les noms de Charlemagne, d’Emma, d’Éginhard, restaient absolument sans pouvoir quelconque d’évocation. La seule impression que j’aie ressentie est celle d’un passé extrêmement lointain, et que je ne pouvais ressaisir qu’en sautant un fossé recouvert d’épais brouillards qui m’empêchaient d’en sonder la profondeur. Chose étrange, ce n’est pas toujours l’antiquité la plus reculée qui est pour nous la plus obscure, et j’éprouvai à Aix-la-Chapelle exactement le même sentiment pénible que j’ai invariablement éprouvé dans mes lectures historiques lorsque je me suis trouvé en face des IXe et Xe siècles. On remonte facilement le moyen âge jusqu’à Charlemagne; on le descend facilement jusqu’au Xe siècle. Dans le premier cas une obscurité lumineuse comme celle du crépuscule, dans le second une lumière qui va progressivement des teintes gaies du matin à la froide vapeur grise de l’aube, permettent aux yeux de l’esprit de distinguer exactement les combinaisons de la Providence et les coups de dés du sort; mais après Charlemagne et avant le Xe siècle il faut absolument s’arrêter, ou traverser sans y voir deux longs siècles de pleine nuit, la plus noire qui ait, je crois, jamais enveloppé l’humanité, si noire et si longue que les hommes de cette époque ne me paraissent avoir été que tout simplement judicieux avec leur terreur de l’an 1000, car, à la distance où nous sommes, l’imagination, pour peu qu’elle soit susceptible, éprouve encore exactement la même épouvante.

C’étaient des souvenirs historiques que j’étais venu chercher à