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question. Pourtant il s’abstint, prêtant l’oreille aux explications fournies par le digne magistrat. Elles étaient fort simples, et se bornèrent à un récit exact de ce qui s’était passé au château après l’arrivée du chasseur français. — Au surplus, dit en terminant l’amtshauptmann, si on a eu tort de provoquer cet homme à boire outre mesure, ce tort me revient tout entier, puisque le meunier Voss agissait en cela par mes ordres.

Ici le juge français, avec un rire de mépris, parut s’étonner que l’amtshauptmann se portât garant d’un meunier, comme naguère le bourgmestre s’était porté garant du boulanger Witte.

— Eh bien ! dit le vieux herr avec beaucoup de calme, que voyez-vous là de risible? La coutume de France diffère-t-elle de la nôtre? En votre pays, l’unique souci des fonctionnaires serait-il par hasard la tonte du pauvre peuple? Quand d’honnêtes gens se trouvent injustement compromis, ne leur venez-vous point en aide? Est-il interdit de se débarrasser d’un coquin, d’un vagabond, au prix de quelques flacons de vin ?

Ces mots de « coquin » et de « vagabond » appliqués à un héros de la grande armée firent littéralement bondir le juge, qui répondit par une volée d’invectives. l’amtshauptmann pour toute réplique s’avança vers le bureau, où la valise avait été placée, et, tirant de celle-ci une des cuillers d’argent : — Regardez ces armoiries, dit-il au juge. Vous ne les connaissez pas, mais je les connais, moi; je sais à qui ces couverts appartiennent. Ce sont des gens qui ne vendent pas leur argenterie, et d’ailleurs un soldat en campagne n’a que faire d’acheter de la vaisselle.

Changeant aussitôt de terrain, le juge s’enquit de l’horloger Droz, de son uniforme français, et de ce qu’il faisait au château pendant la nuit. — Vous m’en demandez trop, répondit le vieux herr, je ne l’ai vu qu’un instant, au moment où le meunier emmenait le chasseur. S’il a passé la nuit au schloss, c’est à mon insu et sans mon aveu.

Il n’y avait rien à tirer d’un pareil homme. Le juge déclara l’interrogatoire terminé, lui enjoignant seulement de ne pas quitter la rathhaus. — Fort bien, dit sèchement notre magistrat, qui, se retournant pour prendre son chapeau et sa canne, vit alors ce der- nier objet dans les mains du colonel von Toll; celui-ci examinait avec une remarquable curiosité les noms gravés au couteau sur ce bâton d’étudiant. l’amtshauptmann le regarda faire pendant quelques secondes; puis, avec un salut assez raide : — Permettez, colonel, c’est ma canne. — L’autre s’empressa de la lui remettre avec quelques excuses et un certain embarras; puis, voyant l’amtshauptmann quitter la salle d’audience, il le suivit sans hésiter.