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— Pas plus au Français qu’à nous. Où le trouver d’ailleurs pour lui restituer ce qu’il a volé à d’autres? Pensez-vous qu’il soit resté sous un arbre de la forêt par le froid et la pluie de huit heures du soir à neuf heures du matin?... Allons donc!...

Malgré l’assurance dédaigneuse de ses propos, le meunier regardait à chaque instant du côté de sa fille, comme pour solliciter le moindre symptôme d’assentiment. — Avec le tiers de cet argent, — un peu plus de sept cents thalers, — nous voilà sortis de peine, reprit-il, presque décidé.

— Nos peines au contraire vont commencer, répondit Fieka grave et triste. Nous mangerons le pain des méchans; notre sommeil ne sera plus béni de Dieu. Dans la terre où vous cacherez cet argent, l’honneur de notre nom disparaîtra, lui aussi...

— Je n’enterrerai rien. Je compte payer honnêtement ce que je dois.

— Honnêtement? demanda Fieka non sans amertume.

A moitié contrit, à moitié irrité, le meunier essayait de s’étourdir et ne demandait qu’une occasion d’éclater. C’est ainsi que sont tous les hommes sur le point de se laisser entraîner à quelque mauvaise inspiration; mais Fieka ne donna pas à l’orage le temps de s’abattre. Elle se jeta au cou de son père, et, sans cesser de le tenir sous son regard : — Souvenez-vous, lui disait-elle, de cet honnête homme à qui vous devez le jour et de cette mère que vous m’avez tant de fois dépeinte, quittant à peine le métier où elle gagnait de quoi vous nourrir! Rappelez-vous aussi l’honneur que vous fit, jeune apprenti, la restitution de cette bourse qu’un de vos camarades avait perdue, et que vous aviez trouvée...

— C’était bien différent, interrompit le meunier; je savais à qui était la bourse, je n’avais aucune raison de penser qu’elle renfermât de l’argent volé. Ma conscience aujourd’hui me laisse tranquille...

— Ah! mon Dieu! quelqu’un vient, dit tout à coup la meunière comme en sursaut.

— Poussez le verrou ! cria le meunier, qui dans son trouble, voulant balayer de la main la monnaie distribuée sur la table, fit tomber à terre une demi-douzaine de frédérics.

— Non! dit Fieka retenant sa mère avec une singulière autorité. Ne fermez pas cette porte à un envoyé de Dieu!

Un instant après, l’envoyé de Dieu se présentait sur le seuil, — un beau jeune homme, ma foi, de vingt-deux à vingt-quatre ans. Il jeta sur le logis du meunier un coup d’œil curieux, et salua, comme on saluait alors, d’un trait de jambe en arrière. — Bonjour, dit-il ensuite. Fieka seule répondit : Bonjour ! — Le meunier, fort rouge,