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casion ! Maintenant que nous reste-t-il à faire ? continua-t-elle les bras croisés, quand ces derniers ordres eurent été exécutés.

— Je le sais, moi, s’écria Friedrich ; en même temps il tirait de sa poche un grand couteau de fort mauvaise mine. Mamzelle poussa un cri de terreur en le voyant écarter à la hâte les revers de la veste du chasseur, qu’il semblait vouloir égorger sur place. Droz au même moment s’était précipité. — Y pensez-vous ? disait-il, étreignant fortement le bras de l’assassin présumé. Fritz, penché à la fenêtre, appelait déjà l’amtshauptmann. Deux bons soufflets de la mamzelle arrêtèrent dès le début cette manifestation indiscrète. C’était là pour ce jeune serviteur la moitié tout au plus de sa ration quotidienne.

— Diable, diable, reprit Droz, on ne tue pas comme cela un pauvre garçon sans défense.

— Ah çà ! vous me prenez donc pour un cannibale, vous ? répliqua Friedrich stupéfait. Vous pensiez que j’allais lui planter mon eustache dans la poitrine ? Il s’agit bien de cela ; je voulais simplement couper les boutons de sa culotte.

— De sa culotte ? répéta la Westphalen, profondément scandalisée.

— Évidemment, mademoiselle, reprit l’autre avec le plus merveilleux sang-froid. Quand je servais en Hollande sous le duc de Brunswick contre les damnés patriotes et ce galérien de Dumouriez, tous les prisonniers en passaient par là, car, voyez-vous, mademoiselle, continua-t-il d’un air convaincu, c’est le meilleur moyen qu’on ait trouvé pour les empêcher de fuir. Dès les premiers pas, la culotte leur tombe sur les talons, et…

— Voulez-vous bien vous taire ? interrompit la Westphalen, et pensez-vous que je me soucie des… vêtemens de ce Français ? Ne pensons qu’à nous débarrasser de lui au plus vite, avant que monsieur ne rentre ? S’il voyait ses habits sur le dos d’un pareil misérable, il ne les voudrait jamais remettre, et c’est justement sa plus belle robe de chambre ; mais que deviendra cet ivrogne ?

— Ce qu’il deviendra, balbutia le meunier Voss, qui saisit au vol, comme dans un nuage, cette question de la Westphalen… Un homme qui m’a juré amitié, ce qu’il deviendra ? Mon hôte, pardieu, l’hôte du vieux Voss… Où je vais, il va… Ma porte lui est ouverte.

— Dieu soit béni de lui avoir mis en tête cette fantaisie, reprit la mamzelle.. Nous voilà quittes de ce double embarras. Allons, herr Droï, encore un coup de main, prenez les jambes de cet homme ! Soutenez sa tête, Friedrich ! Vous, Fritz Sahlmann, donnez le bras au meunier, et prenez bien garde qu’il ne glisse !…

Le chargement des deux ivrognes dans le chariot ne s’opéra point