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— Je crois, répondit mon père, que je tiens une bonne idée pour nous en débarrasser. L’inévitable Fritz Sahlmann fut mandé de nouveau. — Garçon, lui dit mon père, tu vas descendre par le jardin du château jusque chez l’horloger Droz. Ordre à lui de revêtir son uniforme, ses guêtres noires, son bonnet à poil, sans oublier son fusil et son sabre. Puis il se glissera jusqu’à la petite porte verte sur laquelle donne la fenêtre du coin, et nous préviendra en toussant de son arrivée.

Droz l’horloger, Neufchâtelois de naissance, avait porté les armes sous plusieurs drapeaux, entre autres sous ceux de la France, et après maintes aventures était venu s’échouer dans ma ville natale, où il épousa une veuve et s’établit définitivement. Son uniforme de grenadier pendait chez lui à un clou de sa pauvre boutique, et le soir, quand il faisait trop noir pour continuer ses rhabillages de montres et de vieilles horloges, cet ex-militaire se complaisait souvent à revêtir sa glorieuse armure, moins le bonnet à poil, dont la hauteur n’était pas compatible avec celle du petit atelier. Et là, devant sa famille, il discourait de « la grande nation. » Il se rappelait les manœuvres du Champ de Mars, les commandemens de « par file à droite! » et « par file à gauche! » s’exaltant et se démenant avec une telle furie que sa femme et ses enfans, saisis d’effroi, se réfugiaient bien vite dans leurs lits respectifs. Au demeurant le meilleur et le plus inoffensif bourgeois qui ait jamais figuré dans les rangs d’une milice communale.

Pendant que, docile aux ordres de son supérieur, il endossait sa défroque d’ex-héros, le meunier Voss et le chasseur français échangeaient des toasts passablement incohérens. — A vous! disait le soldat, qui semblait apprécier le vin rouge de l’amtshauptmann.

— Dieu vous mène loin d’ici! répondait le meunier avec un sourire tout amical.

— Serviteur ! recommençait poliment le fils de la Gaule.

— Mauvais chenapan ! répliquait le meunier plus affectueux que jamais.

Peu à peu la tendresse gagna pour tout de bon les deux buveurs, qui s’étreignaient, poitrine contre poitrine, avec des larmes sympathiques. Justement alors on entendit sous la fenêtre du coin la toux grave de l’horloger. Tandis que l’amtshauptmann se demandait in petto ce que le duc son maître penserait de la situation critique où se trouvait un de ses fonctionnaires les plus dévoués, mon père alla porter à la dérobée quelques instructions à maître Droz, qui les suivit de point en point avec une exactitude toute militaire.

Sorti furtivement des jardins du château, il prit, une fois en face de la principale entrée, des allures plus bruyantes. Il s’était redressé, il faisait sonner les capucines de son lourd fusil. C’était « la