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de la fontaine ! Comme ces souvenirs me reviennent à l’esprit quand je songe à ce petit bien insignifiant pour vous, monsieur le comte, mais qui fut pour ma famille une sorte de paradis terrestre, et dont la fertilité permit à mes vieux parens de vivre dans l’abondance de toute chose. L’an dernier, lorsque je revis les Herbiers à propos de la toiture, que je fis refaire complètement, je songeais que moi aussi j’y viendrais sans doute finir mes jours en paix avec moi-même et avec les autres... Vendre ce pauvre toit! Eh ! monsieur le comte, alors même que, désireux de vous complaire, j’accepterais en principe cette transaction, au moment de signer l’acte la plume me tomberait des mains !

Que deviendront les locataires actuels des Herbiers? Claude et sa femme sont mes parens, les seuls parens qui me restent. Ils sont installés là depuis douze ou quinze ans, et le ciel a béni leur union en leur envoyant six enfans qu’ils élèvent dans l’amour du travail et la crainte de Dieu. La petite culture des Claude est dans le voisinage des Herbiers, ce qui est pour eux une grande économie de temps et de fatigue. Mon cœur saigne à l’idée de briser la vie de ces gens simples, honnêtes et pieux... Voyons, les abandonnerai-je sur la grande route, sans toit, sans ressource? Où trouveraient-ils, pressés qu’ils seraient par le besoin, où trouveraient-ils un fermage aussi avantageux que celui des Herbiers, dont je peux leur demander un loyer insignifiant, étant bon parent et point homme d’argent, grâce au ciel.

Vous me direz, monsieur le comte, que Claude est un cultivateur habile, qu’il ne ménage ni la peine ni la fumure, qu’il est plus soucieux du bien d’autrui que du sien propre, qu’il tiendrait à honneur de rendre les terres qu’on lui confierait dans un meilleur état que celui où il les aurait reçues ; vous me direz que Claude, en un mot, est un précieux fermier, mais qui saura l’apprécier? Les gens de son espèce sont modestes et ne font point parade de leurs qualités. Et, voyez, votre petite ferme de La Brèche, que votre fermier va laisser tout à l’heure, à l’expiration de son bail, dans un si déplorable état, ne prouve-t-elle pas que les propriétaires les plus sensés et les plus intelligens se laissent prendre aux apparences dans le choix de leur locataire?

Tout bien pesé, renonçons, monsieur le comte, à ce projet de vente, ou tout au moins attendons un peu; laissez-moi me faire à cette idée, laissez-moi aussi le temps de préparer mes pauvres parens au chagrin d’abandonner leur toit. L’hiver sera rude ; laissons passer l’hiver.