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montrer et s’épanouir, quel oiseau chanter, quand le monde serait dans un tel veuvage? Les étoiles mêmes devaient tomber de la voûte du firmament. Tout au contraire il faut maintenant nous accoutumer à cette idée nouvelle que l’homme passera, comme ont passé les ammonites et les roseaux primaires, et que d’autres vies plus complètes et sans doute meilleures que la sienne s’épanouiront à sa place. De tout le bruit qu’a fait le genre humain, que restera-t-il? Ce qui reste aujourd’hui du murmure des insectes dans la forêt carbonifère.

Eh quoi! est-il possible qu’un être supérieur à l’homme surgisse un jour pour le dominer, comme l’homme domine aujourd’hui les animaux? Cet être supérieur refoulera-t-il dans les bois, dans les îles, l’espèce humaine, comme nous refoulons aujourd’hui le bison ou le bouquetin? Est-ce ainsi qu’elle est destinée à périr?

L’orgueil de l’homme est aussi sa puissance ; il sait aujourd’hui qu’il est le roi de la nature, et cela l’aide à rester à la hauteur de son personnage. Mais si tout à coup cette royauté absolue lui était disputée au coin de quelque rocher, s’il venait à rencontrer son maître, je crains bien qu’il ne perdît du même coup ses facultés acquises, car il n’est pas de ces rois qui survivent à leur détrônement. Après avoir été le souverain du globe, comment se le figurer l’animal domestique de son successeur? Un tel mécompte l’accablerait; la honte, la stupeur, feraient le reste; son âme le quitterait, et comme il ne pourrait accepter le second rôle ni soutenir le premier, il sortirait de la scène.

Admettons sur la terre ce successeur de l’homme, cet héritier triomphant, tel que l’annoncent les géologues; serait-il possible qu’il n’admirât pas comme nous nos arts, nos poèmes, la Vénus de Milo, Homère, Raphaël? Au moins il respecterait notre géométrie. Oui, sans doute, mais peut-être comme nous respectons et admirons les hexagones de l’abeille et le nid de l’oiseau. Quel beau banc de polypiers! dirait-il; il s’agirait du Parthénon. Quel beau chant d’oiseau ! ce serait l’Iliade.

Dans le pressentiment de l’immortalité, n’y a-t-il pas aussi quelque chose qui répond aux avertissemens de la science? Par-delà la mort et le tombeau, nous appelons un monde meilleur, des vies plus élevées, des formes plus belles, des êtres plus achevés, et c’est là une croyance que l’on n’arrachera pas du cœur de l’homme. Je ne voudrais pas borner cette croyance à n’être que la vision anticipée des développemens de la vie à travers les âges futurs géologiques; il est certain que dans cet instinct d’un monde meilleur je trouve la loi qui est aujourd’hui révélée, publiée, manifestée par la science de la nature.


E. QUINET.