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foi dans les lois précédemment établies sur la succession des êtres organisés. En dépit des apparences, ils ne se laissèrent pas déconcerter par une exception, si grande qu’elle pût être. « Je le crois parce que vous l’avez vu, répétait Lyell; mais, si je l’eusse vu moi-même, je ne le croirais pas. »

Persuadés que ce qui se voyait dans le reste du monde s’était passé aussi dans la vallée de la Maurienne, ces naturalistes finirent, à force de constance, par découvrir que les époques qui semblaient confondues dans la Maurienne ne l’étaient qu’en apparence, que dans les convulsions du globe certaines pages avaient été brouillées dans les Alpes de Savoie, que chacune n’en portait pas moins une date particulière, qu’il s’agissait seulement de les replacer à leur ordre. Les océans n’avaient pas été mêlés, mais plus tard, dans l’émersion, les couches avaient été bouleversées, pliées, repliées, de telle sorte que la vallée était devenue le sommet, et le sommet la vallée. Ainsi la foi, aidée de la critique, redressait les montagnes.

Singulier exemple de l’esprit de critique appliqué aux masses alpestres! Si les pages, les alinéas, les chapitres, les sections d’un ancien livre étaient brouillés, quel art ne faudrait-il pas pour en rétablir la série et l’ordonnance ! C’est ce que faisaient au XVIe siècle les Scaliger, les Casaubon, pour les manuscrits grecs et latins. De nos jours, il y a des Scaligers et des Casaubons qui remettent à leur place les feuilles et les chapitres brouillés du livre du globe. Pendant trente-cinq ans, les géologues restèrent confondus à la vue des couches carbonifères de la Maurienne; on venait, disait-on, d’y découvrir des bélemnites[1]. Autant vaudrait dire que l’on a trouvé une page de celtique ou de germanique dans le Zend-Avesta. Quel émoi ne serait-ce pas parmi les philologues et les érudits! Le texte original semblait au moins altéré d’une manière irréparable; cependant on est parvenu à redresser les couches dans leur position première, à corriger le texte altéré, ou, pour mieux dire, faussé par une surprise des temps géologiques qui ont suivi.


VI. — CE QUE LA NATURE A DE NOUVEAU A DIRE A l’HOMME. — APPLICATION AUX ARTS.

C’est ainsi que je commençai à comprendre que désormais la nature a quelque chose de nouveau à dire à l’homme. Hier encore que demandions-nous aux montagnes? Des illusions, des effets de

  1. Groupe de coquilles fossiles qui ont la forme d’un doigt, d’une flèche, d’un fer de lance.