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mier au-dessus des eaux? Sont-ce les Alpes? Est-ce le Jura? De tous les êtres rassemblés, voyons quel est celui qui possède ce secret, car il m’importe de ne plus être dupe d’un front chauve ou sourcilleux. Je veux que les frimas entassés sur la tête des montagnes ne m’en imposent pas. Il se peut que sous ces amas de neige se cache une jeunesse relative. J’interroge tous les êtres, en commençant par les plus fiers, les plus renommés, et tous me répondent : Nous ne savons. A la fin, je ramasse sur la terre un animalcule presque invisible, un coquillage infime, en forme de lentille, auquel on a donné le nom de nummulite à cause de sa ressemblance avec une petite pièce de monnaie, et cet infiniment petit me répond : Moi, moi seul je connais l’âge des Alpes et celui du Jura. Je te le dirai. Les Alpes ont beau se couvrir de neiges éternelles, — c’est une vieillesse trompeuse. Le vieillard, c’est le Jura.

Et qu’en sais-tu? lui dis-je, et je mis l’imperceptible coquille à mon oreille ; la coquille murmura et me dit : Je le sais. Quand le Jura parut au jour, je n’existais pas encore, puisque aucune de mes coquilles n’a été déposée sur son front nu; il est donc vrai qu’il m’a précédée dans le temps. Tout invisible que, je suis, je forme la borne de deux mondes. Au contraire j’ai été emportée et soulevée avec les Alpes, jusqu’à toucher les cieux. Tu me trouveras, si tu oses me chercher, jusque sur la pointe des principales aiguilles qui font cortège au Mont-Blanc. C’est moi qui lui ai donné mon sceau, et c’est pour attester que, malgré leurs neiges immaculées, les Alpes n’ont été faites qu’après moi, et quelques-unes par moi. J’ai fait aussi l’Himalaya jusqu’à la ceinture[1].

Une autre question semblait devoir échapper éternellement à l’esprit humain : je veux dire la hauteur des montagnes dans les anciennes époques. Qui me dira jusqu’où elles s’élevaient, si elles sont aujourd’hui à leur maximum d’altitude, ou si elles se sont déjà abaissées, et de combien ? Qui les a mesurées avant que l’homme ne fût au monde? Là encore toute notre science nous vient du plus ignorant. C’est encore une fois le mollusque à coquille qui a mesuré avant nous la hauteur des colosses, Himalaya, Alpes, Cordillères. Et comment cela? Sur quelques pics, les dépôts des mers se voient encore superposés à la dernière cime; mais sur les pics les plus rapprochés de ceux-ci ces mêmes stratifications manquent, et les pyramides ont été décapitées : c’est donc évidemment que les dépôts stratifiés ont été emportés, les sommets usés par l’éro-

  1. D’Archiac et Jules Haime, Description des Animaux fossiles du groupe nummulitiques de l’Inde, p. 175-170.