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pour le suffrage universel; il n’y a pas de jour où toutes les créatures humaines puissent être appelées à exercer des droits politiques! La question ne mérite pas que je me détourne en ce moment de celle qui nous occupe... »

Penchant naturel d’un grand esprit confiant et optimiste, volontiers dogmatique et affirmatif, parce qu’il est peu porté à croire qu’il se trompe, et toujours prêt à relever ses actes, même ses contradictions, par quelque parole superbe ! Je ne sais s’il y a un plus curieux exemple de cette disposition intime de M. Guizot que ce qu’il dit de la coalition de 1839, de cette campagne où il s’alliait à tous ses adversaires de la veille pour abattre le ministère de M. Molé. « C’était un vrai gouvernement libre que j’avais à cœur de fonder... Dans mon élan vers ce but, ma faute fut de ne pas tenir assez de compte du sentiment qui dominait dans mon camp politique et de ne consulter que mon propre sentiment et l’ambition de mon esprit plutôt que le soin de ma situation : faute assez rare de nos jours, et que, pour dire vrai, je me pardonne en la reconnaissant. » Et voilà justement ce qui s’appelle un vrai doctrinaire, se pardonnant volontiers ses fautes à lui-même, traitant du même coup lestement ses amis, en relevant d’un grand mot le but qu’il poursuivait et qui a été si bien atteint!

En réalité, M. Guizot reste dans l’histoire de notre temps le type supérieur d’une génération qui a rempli la scène. Il a grandi avec elle, il a été un de ses guides, et jusque dans sa vigoureuse vieillesse il montre encore ce qu’il y avait en elle de puissance et de sève. C’est assurément la génération la plus féconde après celle de 1789. Elle avait pour elle la supériorité de l’esprit, le sentiment libéral, l’activité, l’habileté, tous ces dons enfin des générations qui ont leur fortune à faire. C’est par elle que le régime parlementaire a été fondé et qu’il a vécu. Elle a régné dans la littérature et dans la politique pendant trente ans et plus, et même encore aujourd’hui, comme sa devancière de 1789, elle a gardé dans la diversité des succès et des talens je ne sais quels traits communs, je ne sais quelle originalité marquée à l’effigie d’une époque. Ce sont les fils du régime parlementaire. Ne vous est-il jamais arrivé de vous trouver dans une réunion où se rencontraient quelques-uns de ces hommes d’il y a trente ans; insensiblement, presque involontairement, ils allaient les uns vers les autres, ils finissaient par se rejoindre ; on pouvait les reconnaître à leur geste, à leur pose, à leur manière de parler; ils faisaient encore des discours, quelquefois ils se complimentaient mutuellement sur leurs œuvres. On sentait qu’ils étaient de la même race et du même temps. Exilés de la scène publique, ils ne se sont pas reposés; ils ont retrouvé au contraire une ardeur nouvelle, ils ont gardé surtout ce beau feu libéral qui enflamma leur jeunesse. C’était une génération essentiellement intelli-