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implacable ennemi des Bourbons, profitait de quelques rapports de société avec M. Guizot pour aller le trouver, et lui dévoilait le fond de sa pensée. Manuel voyait une incompatibilité irrémédiable entre la maison de Bourbon et la France de la révolution; il déroulait en termes mesurés et interrogateurs toutes les perspectives de l’avenir, la chance inévitable d’un changement de dynastie, la possibilité d’une solution par un retour à Napoléon II. M. Guizot répondit par un petit discours qu’il a peut-être un peu arrangé dans ses souvenirs, mais qui reproduit ses dispositions intimes. Il insistait sur ce fait, que la contre-révolution, si bruyante qu’elle fût, n’était point à craindre, que la restauration était un de ces pouvoirs qui n’ont pas assez de force pour aller jusqu’au bout de leurs mauvais penchans, qui sont libéraux par nécessité, et il ajoutait : « Je redouterais beaucoup un pouvoir qui, tout en maintenant l’ordre, serait d’origine, de nom ou d’apparence assez révolutionnaire pour se dispenser d’être libéral... » M. Guizot n’avait aucun goût pour les complots qui se proposaient dès ce moment une révolution nouvelle; il trouvait que le gouvernement méritait d’être combattu, non d’être renversé. Le plus grand excès de conspiration auquel il se soit jamais laissé aller a été sa participation à la société Aide-toi, le ciel t’aidera, qui était d’ailleurs une association publique, agissant ostensiblement, avec un but précis; mais, s’il déclinait les avances de Manuel et des jeunes adeptes du carbonarisme qui venaient le tenter, il ne restait pas moins leur allié par la force des choses, par la vivacité croissante de son opposition. Si, comme bien d’autres, dans cette lutte qui s’engageait à fond, il ne nourrissait pas l’arrière-pensée de pousser à bout la restauration, de l’enfermer dans la charte pour la contraindre à y périr suffoquée ou à s’en évader par une effraction qui légitimerait toutes les représailles, il était de ceux qui n’entendaient livrer aucun droit, qui combattaient avec résolution pour cette cause libérale dont le drapeau flottait au-dessus d’une France nouvelle en marche, et le général Foy avait raison de lui dire après avoir lu une de ses brochures : « Vous gagnez sans nous des batailles pour nous. »

Il conspirait sans le vouloir, comme conspirent toujours la liberté et la raison en face d’un gouvernement assez étroit, assez mal inspiré pour vouloir vivre en dehors de la raison et de la liberté. Il conspirait avec cette légion d’esprits qui se levaient alors, qui se jetaient avec l’impatiente ardeur de la jeunesse dans toutes les carrières pour tout renouveler, et dont le bruyant avènement créait cette situation redoutable où toutes les forces morales, intellectuelles du pays étaient d’un côté, où il ne restait plus de l’autre qu’un pouvoir perdant de jour en jour ses plus brillans alliés,