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je voudrais traiter comme un personnage de l’histoire, dont je voudrais fixer le caractère, le rôle et les idées comme s’il n’était plus là. C’est le moyen d’être juste sans cesser d’être libre.


I.

L’esprit de parti a autant d’iniquités que de faveurs pour les hommes que leurs talens ou les circonstances appellent à figurer sur la scène du monde. M. Guizot a connu les séductions puissantes de la popularité, et il a vu aussi monter jusqu’à lui l’impopularité, les hostilités implacables. Plus d’une fois notamment on a voulu lui faire injure en mettant en contradiction les différentes périodes de sa vie publique, ses actes, ses pensées, ses intentions, ses allures, ce qu’il a dit et ce qu’il a fait dans l’opposition et dans le gouvernement. C’est peut-être au contraire de tous les contemporains, celui qui a le moins changé, celui qui est resté le plus invariablement lui-même sous la mobilité des apparences et dans la diversité des situations, à travers tant d’événemens prodigieux, imprévus, qui ont fait successivement du fils obscur d’un bourgeois protestant de Nîmes le secrétaire-général du ministère de l’intérieur de la restauration en 1814, le professeur populaire de la Sorbonne et un des chefs de l’opinion libérale en 1828, le ministre de la monarchie de juillet à sa première et à sa dernière heure, dans les jours de lutte et dans la catastrophe. Ce qu’il est encore aujourd’hui dans cette verte vieillesse où il domine par la sérénité de l’esprit les lassitudes de l’âge, il l’a été à tous les momens dans sa virilité active, et il l’était déjà dans sa jeunesse, dans cette grave jeunesse formée au sein des splendeurs étouffantes de l’empire; je veux dire que dès son entrée sur la scène on voit déjà se dessiner les linéamens de ce caractère que les événemens n’ont fait que confirmer et développer, comme les années ne font qu’accuser les traits du visage humain.

Dans cette longue carrière empreinte d’une singulière unité morale, quoique très diverse, M. Guizot est peut-être un de ceux qui représentent le plus essentiellement l’homme moderne dans son ascension et dans sa dignité. D’autres, même aujourd’hui encore, sont aidés par la naissance, par la fortune, par tous ces moyens de parvenir à la faveur desquels on se trouve du premier coup porté à mi-chemin; M. Guizot, et c’est surtout son originalité, c’est en cela justement qu’il représente l’homme moderne, M. Guizot ne s’est élevé que par le travail de l’esprit, par l’autorité du talent, par la puissance d’une raison supérieure appliquée à la politique, par l’impulsion d’une intelligence trempée et fortifiée dans l’étude, nullement