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époque exceptionnelle. Ils n’ont pas été toujours sans doute à l’abri des défaillance,» ils ont senti le poids des événemens dans un temps où les événemens se précipitaient; ils n’ont pas moins gardé dans les situations diverses qu’ils ont eu à traverser cette sève intérieure, cette force dévie qu’ils tenaient de l’un des plus prodigieux mouvemens qui aient soulevé l’espèce humaine, et en mourant, la plupart à un âge avancé, après trois ou quatre révolutions, ils portaient encore sur leur visage un reflet de leur jeunesse; ils ressemblaient moins à des vieillards ordinaires qu’à des témoins d’un âge héroïque survivant au milieu de nos luttes amoindries : ils avaient vu 1789 !

Un jour, sous le règne du roi Louis-Philippe, au commencement d’une séance de la chambre des pairs, il se trouva seulement six membres présens, dont l’un était M. de Talleyrand. Ils avaient tous été de l’assemblée constituante, et ils avaient tous plus de quatre-vingts ans. Ces six vieillards ne purent s’empêcher de se regarder avec cette satisfaction d’hommes qui ont fait une longue route et qui arrivent encore des premiers. Ce n’étaient pas les plus purs demeurans de 1789; mais la rencontre de ces six vieillards résumait toute une histoire, et leur empressement témoignait de cette sève d’activité qu’ils gardaient jusque dans leur déclin.

Plus d’une fois, et notamment dans un morceau qui a pour titre Trois générations, M. Guizot a tracé le portrait de cette race d’hommes, et il l’a fait d’une plume affectueuse et libre, en fils respectueux et indépendant. C’est qu’en réalité il est lui-même de cette race, il en a la hauteur morale, la gravité, la fermeté active, le sens libéral, avec toutes ces nuances que l’influence des choses fait pénétrer dans le caractère et dans les idées, avec ce surcroît de confiance dans les allures que donne l’espoir ou la prétention de faire ce qu’ont tenté les ancêtres et de le faire mieux. Comme ses devanciers, auxquels il se rattache par une si évidente filiation, il porte avec sérénité sa ferme vieillesse, et comme eux au besoin il serait des premiers à l’ouvrage. Lui aussi, il a gardé jusqu’au bout la sève de l’esprit, et s’il n’est plus l’acteur passionné, retentissant d’autrefois sur la scène publique, s’il met presque son ambition à rester en dehors des mêlées actuelles de la politique, il prend une part active encore aux luttes de son temps par ses travaux, par ses récits, par ses méditations sur les problèmes religieux, par tous ces souvenirs d’une vie agitée qu’il s’est complu depuis quelques années à évoquer en face de spectacles si différens. Homme de sérieuse et forte trempe, qui reste comme une des plus hautes expressions de la période parlementaire, qui a aimé la lutte avec l’ardeur d’une nature à la fois sévère et passionnée, qui a connu toutes les fortunes de ce régime auquel il a attaché son nom, et que