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sence. La popularité de Deák s’évanouissait rapidement. Il s’apercevait avec douleur qu’il perdait toute influence sur l’esprit d’un peuple qui se sentait trahi. Voyant le choc inévitable, il ne pouvait que gémir sur l’aveuglement du gouvernement. Le temps des transactions était passé. Il était attaqué avec acharnement par ceux qui dans tout compromis ne voyaient qu’un piège. Le journal 15 Marczius (le 15 Mars) s’efforçait de lui enlever tout prestige. Il avait pris pour épigraphe permanente « plus de politique de táblabiro. » Presque tous les comitats avaient nommé Deák táblabiro, c’est-à-dire membre du tribunal provincial, comme les villes d’Angleterre accordent le droit de cité aux hommes dont elles veulent honorer le mérite. Cette distinction qui faisait de Deák l’élu de la nation entière, on lui en faisait un grief, on essayait d’en faire un ridicule. Le titre que la Hongrie avait accordé à son grand citoyen était pris comme synonyme de procureur aux idées étroites, attaché aux anciennes coutumes que la révolution devait balayer.

L’entrée du ban Jellachich avec ses Croates dans les comitats du sud et la mort du général Lamberg, assassiné sur le pont de Pesth au moment où il venait, au nom de l’empereur, négocier au sujet de l’organisation de l’armée, rendirent bientôt une lutte à main armée inévitable. La poésie elle-même entonnait le clairon des combats. Vörösmarty se taisait, mais Petöfi, ce Tyrtée hongrois, lançait au vent des Puztas ces chants guerriers, « le temps est venu, aujourd’hui ou jamais, » et, « les trompettes sonnent, le tambour bat : aux armes ! » Tout le pays se soulevait en répétant ces refrains, comme la France de 93 partait pour la frontière en chantant la Marseillaise. Le rôle de Deák semblait terminé. Néanmoins il se dévoua jusqu’à la fin à des tentatives de conciliation qui seules, croyait-il, pouvaient épargner à sa patrie un inévitable désastre. En septembre, il se rendit à Vienne à la tête d’une députation qui avait pour mission de s’entendre avec la diète; mais la négociation ne put aboutir, on se sépara aigri de part et d’autre. Au commencement d’octobre, il sortit du ministère. Il conserva néanmoins son siège de représentant. Quand le prince Windischgrætz à la tête de l’armée autrichienne victorieuse arriva sous les murs de Bude, Batthyányi proposa de lui envoyer une députation pour négocier de la paix. Les deux chambres votèrent la motion. Par une sombre journée d’hiver, le 31 décembre 1848, la députation partit. Elle était composée d’hommes avec qui la cour de Vienne aurait pu s’entendre : l’archevêque d’Erlau, George et Antoine Mayláth, Batthyányi et Deák. L’orgueil de la force triomphante et la démence de la réaction enivrant Windischgrætz, il ne voulut point recevoir les Hongrois; il leur fit dire qu’il ne traitait pas