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chutes fameuses par lesquelles ces débuts furent marqués. Prendre en main la fortune de l’auteur de Sapho, de la Nonne sanglante, mettre à la disposition du chantre de la Reine de Saba toutes les ressources d’un théâtre, lui donner d’emblée pour sa Marguerite Mme Carvalho, il se peut que ce fût là une spéculation habile ; convenons cependant que de pareilles initiatives, eussent-elles d’ailleurs cent fois réussi, demeurent un titre imprescriptible à la reconnaissance des amis du grand art, d’autant que la campagne, une fois engagée sous ces auspices, ne s’arrêta plus. Pour moi, je me sens transporté d’admiration en présence de ces patronages militans, de cette lutte énergique, indomptable en l’honneur de la plus noble des causes, celle d’un talent que le public répudiait, et qu’il s’agissait de faire prévaloir à tout prix. J’ignore absolument quels sont les motifs que M. Carvalho compte développer devant ses juges, si le procès s’entame; mais, à défaut de titres ayant cours en droit, il en possède un, son dévoûment, pour lequel l’opinion lui donne d’avance cause gagnée. Revendiquer est en certaines occasions plus qu’un droit, c’est un devoir, et, s’il arrive à l’ex-directeur de perdre son procès, on ne lui marchandera pas du moins de reconnaître que sa femme et lui ont furieusement bien mérité de cette partition dont on les déshérite. D’ailleurs qui pourrait dire ce que vaudra dans un avenir plus ou moins rapproché l’objet du litige?

Ce Faust, qu’on paraît se disputer en ce moment, se jouait à Ventadour, il y a quelques mois, devant des salles vides, et c’était Mme Carvalho qui chantait Marguerite. A l’Académie impériale, ce sera Christine Nilsson. Eh bien! après? Tous ceux qui l’ont vue à Londres dans ce rôle savent comme nous qu’elle y est au-dessous du médiocre. Allons-nous encore avoir affaire aux cheveux blonds de la jolie Suédoise? et l’assommante ritournelle tant modulée à propos d’Ophélie recommencera-t-elle au sujet de Marguerite? Il serait temps d’en finir avec ces mignardises de keepsake. Mlle Nilsson a déjà fourni plus de la moitié de la carrière qu’elle devait traverser à l’Opéra, et le public ne connaît d’elle que son écrin de gammes chromatiques. N’avons-nous donc rien autre chose à savoir de son génie de grande artiste? Toujours les mêmes niaiseries, toujours : « Hamlet est mon époux, moi, je suis Ophélie ! » Gracieux sourire, mais trop connu, sur une vieille chanson qui radote!

Lord Palmerston, déclarant un jour que l’air de la reine Hortense ne suffisait plus à la situation, demandait un peu de Marseillaise. Les abonnés de l’Opéra commencent, eux aussi, à trouver que cette note prodiguée à outrance pourrait bien avoir fait son temps. Comment! on reprend les Huguenots, on remet à neuf le chef-d’œuvre qui de partout s’effilochait, et Mlle Nilsson n’est pas de la fête! Qui l’empêchait donc de chanter la reine de Navarre? Est-ce que par hasard cette Marguerite-là ne serait point assez blonde pour ses cheveux? Dans moins de six semaines que l’aimable Suédoise passe à Londres, elle en donne plus aux Anglais