Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Kehida pouvait seul remplir cette mission. Batthyányi s’adressa donc à Deák; celui-ci hésita d’abord. Il n’avait aucun goût pour les fonctions publiques; mais il était habitué à mettre toujours l’intérêt du pays au-dessus de ses convenances personnelles, il finit par accepter le portefeuille de la justice, pour lequel la pureté de son caractère et ses connaissances juridiques semblaient le prédestiner. Il entra en fonction le 17 mars 1848. Il prit pour secrétaire d’état Koloman Ghyczy, qui est actuellement le chef de la gauche. A la tête du comité chargé de préparer la codification des lois, il plaça Ladislas Szalay, que la Hongrie envoya bientôt après comme son représentant auprès du parlement de Francfort, et qui est devenu depuis l’un des premiers historiens et juristes de son pays.

Les fameuses lois de 1848, qui ont transformé la constitution politique de la Hongrie et que l’on a remises en vigueur l’an dernier, ne furent pas l’œuvre de Deák; elles étaient déjà élaborées quand il entra au ministère. Quoiqu’il en blâmât certaines dispositions, il s’appliqua à les mettre à exécution de manière à hâter l’émancipation des classes inférieures sans les soulever contre leurs anciens seigneurs. Ce fut là, assure-t-il, sa plus rude besogne. Les paysans nouvellement affranchis s’imaginaient qu’ils allaient se partager les terres de leurs maîtres. Ils accouraient en foule vers Deák pour obtenir justice. Sa porte était sans cesse assiégée par des gens appartenant aux nationalités les plus diverses, et plaçant tous en lui la même confiance. Le Magyar de Békes, le Souabe du Banat, le Slovaque d’Arva, le Valaque de Marmaros, tous s’adressaient à lui comme à un père pour régler leurs différends. En Hongrie, dans ce pays qu’on prétend dominé par une aristocratie orgueilleuse, nul n’est d’un abord plus facile que les ministres. Ils conservent l’appartement souvent très modeste qu’ils occupaient dans quelque maison particulière ou à l’hôtel, et à certaines heures ils vous y reçoivent. Le soir, ils vont comme d’ordinaire à leur club, où chacun peut les entretenir. Grâce à ces habitudes bourgeoises, ils restent en communication directe, immédiate avec l’opinion, tandis qu’ailleurs les ministres, enfermés dans leurs somptueux hôtels, entouré d’huissiers et de serviteurs, vivent dans une atmosphère factice où la vérité ne pénètre pas, et s’imaginent sauver le trône au moment où gronde déjà la révolution qui doit l’emporter. En un siècle de démocratie, les mœurs démocratiques sont utiles à tous, et plus qu’on ne le pense. Deák, en 1848, était logé à l’hôtel de l’archiduc Etienne. Le matin de bonne heure, il recevait ces paysans accourus de toutes parts vers lui. Il leur expliquait le sens des nouvelles lois qui les affranchissaient de la corvée sans leur attribuer la propriété des seigneurs. Il leur montrait que, jouissant de la pleine