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pour l’allécher. Les procédés mis en œuvre diffèrent essentiellement de ceux des autres pêches. Lorsque le pêcheur a reconnu le voisinage d’un banc, il laisse tomber perpendiculairement son filet, dont l’extrémité inférieure est entraînée vers le fond par des plaques de plomb, tandis que des carrés de liège retiennent le bord supérieur à la surface des eaux. On se borne ensuite à jeter l’amorce d’un des côtés du filet. Les sardines, en se précipitant de l’autre pour la saisir, s’engagent dans les mailles, et ne peuvent ni avancer, parce que leur corps est plus gros que leur tête, ni reculer, parce que les ouïes entr’ ouvertes s’embarrassent dans le fil. Elles sont assez solidement retenues pour qu’on puisse continuer la pêche avec un autre filet avant de relever le premier.

Le haut prix de l’amorce généralement employée pèse très lourdement sur le budget de la pêche, il absorbe plus du tiers du produit brut. Cette amorce consiste dans les rogues ou œufs de morue provenant en général des côtes de Norvège, et qu’on expédie en barils de 130 kilogrammes environ. Le prix en est très variable; mais la moyenne doit être fixée au moins à 50 francs le baril[1]. On calcule que 17 barils ou environ 850 francs de rogue sont nécessaires pour l’approvisionnement annuel de chaque bateau. Le frai d’autres poissons, surtout celui du maquereau, pourrait être également employé; mais on n’y trouve pas d’économie. Il est vrai que, pour réduire la dépense, on se sert aussi de la chevrette grise pilée nommée gueldre, et qu’on mélange avec la rogue. Les pêcheurs prétendent que le poisson ne mange pas la gueldre, qui offre seulement l’avantage d’obscurcir l’eau environnante. Quoi qu’il en soit, cet expédient est adopté. Ce sont des femmes désignées sous le nom de chevrettières qui sont chargées d’approvisionner la barque de gueldre. Elles vont pêcher les chevrettes dans les marais salans ou dans les petits cours d’eau que la mer montante creuse sur les plages : dure besogne qui les oblige à marcher des journées entières, portant sur la tête une charge pesante, dans une eau vaseuse et trouble trop souvent semée de morceaux de verre ou de cailloux aigus. Dans le port de la Turballe, les chevrettières ne sont point rémunérées par un salaire fixe, elles ont droit à une part dépendant du résultat de la pêche. Au Croisic, les femmes ont repoussé ce mode de paiement, bien qu’elles n’eussent qu’à y gagner. La résistance à ce système est d’autant plus difficile à expliquer qu’on devrait être familiarisé dans les ports de pêche avec l’idée d’association. Chaque bateau présente en effet le spectacle d’une

  1. En 1867, le prix était de 410 francs. La France tire de l’étranger pour plus de 2 millions de francs de rogue par an.