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peine de périr sur leurs ancres, durent appareiller; les cinq autres, parmi lesquels était celui de Pointis, le Magnanime, se remettaient à peine de l’ouragan de la nuit lorsqu’ils aperçurent tout à coup l’escadre anglaise. La brume, ordinaire à cette époque de l’année, avait été si épaisse que les tours des signaux établies depuis Cadix jusqu’à Gibraltar n’avaient pu distinguer aucun navire. De plus, par une de ces négligences qui préparent les revers, Pointis avait oublié de faire croiser au détroit ou au cap Saint-Vincent quelques bâtimens légers qui fussent venus l’avertir de l’approche de l’ennemi. Mouillée sous le cap Carnero, l’escadre coupa immédiatement ses câbles et courut sur la côte d’Afrique; mais, promptement rejointe par les vaisseaux anglais, qui étaient carénés de frais, elle revira et chercha un abri sur celle d’Espagne. Un premier bâtiment encombré de malades se rendit presque aussitôt. Les capitaines Patoulet et de Mons repoussèrent trois abordages et ne se rendirent qu’au quatrième. Pointis seul sur le Magnanime et Lauthier sur le Lys se firent jour à travers la flotte anglaise; mais ce fut pour aller s’échouer à Marbella, à l’ouest de Malaga. Le Magnanime échoua avec tant de force que sa mâture tomba. Les commandans français, pour empêcher ces vaisseaux d’être capturés, y mirent le feu après en avoir retiré leurs équipages. Le désastre de Marbella fit abandonner le siège de Gibraltar, et l’on ne devait en reprendre la pensée que bien longtemps après.

C’est ainsi que s’accomplit en moins de cinq années l’anéantissement de cette marine royale qui, chancelante déjà, il est vrai, au commencement de la guerre de la succession d’Espagne, présentait encore cependant tant de vitalité. L’une des causes auxquelles il faut attribuer cette rapide décadence est l’immensité de la tâche qu’on lui donnait à remplir, et dont le désastre de Vigo, la bataille de Velez-Malaga et l’affaire de Marbella furent les inévitables conséquences. La seconde et la principale fut l’absence à sa tête, non point d’un homme de génie, mais seulement d’un homme probe et sincère qui, accueillant et protégeant ses capitaines, resserrant les ressorts de son administration relâchée, eût fait pénétrer dans les moindres rameaux l’influence réparatrice d’un pouvoir fécond et organisateur. C’est surtout le ministre que choisit Louis XIV qu’il faut accuser de nos revers. La physionomie de Jérôme de Pontchartrain, arrivé au ministère presque par droit de naissance, est une des plus tristement saillantes du XVIIIe siècle. Accusé par les mémoires du temps d’avoir eu toutes les mauvaises passions du cœur, la servilité, l’avidité, l’injustice et l’envie, il sut, par un secret privilège des natures perverses, les faire concourir au but qui fut la seule pensée de sa vie, se rendre indispensable au roi et garder le pouvoir. D’une profonde incapacité pour les choses de la marine, mais