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bonheur de sa première grande bataille, n’avait pas assez d’initiative pour imposer une résolution aux membres d’un conseil qui se composait de l’élite de la marine royale, et son avis devait être celui de la majorité des voix. Le comte d’Estrées de son côté, fier d’avoir assuré la gloire de son élève, enchaîné par ses instructions secrètes, qui lui recommandaient le plus grand ménagement de ses forces, songeant que la flotte qu’il avait entre les mains était la dernière que pourrait armer Louis XIV, le comte d’Estrées inclinait à la prudence. Ce fut alors qu’on apporta un message de M. de Relingue. Après avoir félicité le comte de Toulouse sur le succès de la journée, de Relingue le suppliait de le poursuivre, l’assurant d’après des avis certains que les Anglais, qui avaient épuisé presque toutes leurs munitions, n’avaient plus que quelques coups de canon à tirer par pièce. A entendre cette lettre pleine d’énergie, il semblait que de son lit de mort de Relingue voyait la victoire plus encore qu’il ne la prédisait. En même temps, comme pour venir en aide aux avis du héros expirant, la brise, sautant pendant la nuit au nord et le matin à l’ouest, nous donna l’avantage du vent. Il y eut dans le conseil un instant d’enthousiasme et de résolution, et l’on put croire, quand le comte de Toulouse leva la séance, que le soleil du lendemain éclairerait à la fois une nouvelle lutte et un triomphe.

Il n’en fut rien. Les hésitations reparurent. Plusieurs capitaines demandèrent le temps de réparer leurs avaries; on le leur accorda. La journée se passa dans l’inaction en vue de l’ennemi. Le surlendemain, la flotte était réparée, les équipages demandaient à grands cris le combat. Peut-être se fut-on à la fin décidé, lorsque vers le soir le vent changea au profit des Anglais. Pendant ces deux jours, on les avait insensiblement laissés s’éloigner de quatre ou cinq lieues. Maintenant qu’ils étaient au vent, il était inutile de les poursuivre. Se résignant à ce changement de la fortune, qui s’était lassée de nous être propice, le comte de Toulouse fît voile vers la France; mais, comme s’il eût pu prévoir tout ce que cette occasion manquée de vaincre entraînerait à sa suite de tristes résultats, il rentrait à Toulon avec un sentiment pénible dans le cœur.

L’amiral Rooke pendant ces deux jours était resté plein d’anxiété, mais en même temps de calme et d’énergie. Ce que de Relingue avait annoncé était vrai, chacun des vaisseaux anglais n’avait plus que cinq décharges à faire. Rooke comprit que la hardiesse seule de sa contenance pouvait le sauver ; aussi resta-t-il à portée de la flotte française sans l’approcher ou s’en éloigner, attendant ce que déciderait le comte de Toulouse, prêt, s’il le fallait, à combattre et à périr. Ce furent deux jours d’angoisses au bout desquels la fortune couronna enfin une patience qui ne s’était pas démentie. Quand la flotte française se fut éloignée, l’amiral Rooke fit voile