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III.

Le retentissement de la prise de Gibraltar fut tel en Europe que Louis XIV résolut de le reprendre immédiatement. Dédaignant cette fois les conseils timides de Pontchartrain, il mit toute sa marine en ligne. Le maréchal de Tessé et le chevalier Petit-Renau reçurent des ordres pour assiéger la place par terre, pendant que la flotte du comte de Toulouse, sortant de Toulon, marcherait à la rencontre de l’amiral Rooke, l’écarterait de Gibraltar et commencerait l’investissement par mer. La marine d’escadre, jusque-là retenue dans les ports, allait enfin avoir une tâche digne d’elle à remplir, et la bataille de Vêlez-Malaga marque pour elle un moment décisif. Elle allait opposer aux Anglais ses plus beaux vaisseaux et ses derniers capitaines. Déjà expirante, elle allait avoir une dernière et belle journée avant de laisser pour longtemps son héritage à la marine de corsaires. C’est cette suprême démonstration d’énergie de notre puissance navale que nous allons raconter.

Auparavant toutefois il est intéressant de dire rapidement où en était alors la tactique dans les combats de mer et de quelle façon s’était développée la marine anglaise, que nous n’avions point cessé depuis un demi-siècle d’avoir pour adversaire ou pour émule. L’Angleterre n’avait eu que sous le règne d’Elisabeth ses premiers marins et ses premiers vaisseaux ; mais ces marins furent Drake, Hawkins, Forbisher, et ces vaisseaux furent la flotte qui battit l’invincible Armada. Cette victoire révélait à l’Angleterre le secret de sa force. Aucun des souverains qui succédèrent à Elisabeth ne négligea la marine. Ce fut la seule préoccupation sérieuse du faible Jacques Ier, et Charles Ier y attacha assez d’importance pendant toute la durée de son règne pour vouloir s’en faire un soutien politique dans les dernières luttes civiles que sa mort termina. Quand Cromwell publia l’acte de navigation, il rendit à sa patrie un service aussi grand que celui que Thémistocle avait rendu aux Athéniens en leur persuadant de se jeter dans des maisons et des citadelles de bois. L’acte de navigation forçait le commerce anglais aux plus nobles et aux plus féconds efforts en exigeant que tout navire de commerce fût construit dans un port anglais, frété par un Anglais, monté par des Anglais; il favorisait les manufactures nationales en frappant de droits énormes tout produit étranger, et laissait enfin entrevoir au commerce qu’à défaut du droit la force serait toujours là pour le protéger.

Sous Cromwell et Charles II, cette marine déjà forte et compacte fit l’apprentissage des grandes guerres en luttant tour à tour contre la Hollande et la France, et un système nouveau sortit de ces com-