Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/186

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Monsieur,

« Lundi dernier, je pouvais craindre de souper dans votre cabine; la volonté de Dieu a été qu’il en fût autrement, et je lui en adresse mes actions de grâces. Quant à ces capitaines qui vous ont lâchement abandonné, faites-les pendre sans scrupule, c’est tout ce qu’ils méritent.

« Je me donne l’honneur d’être, etc.

« DUCASSE. »


Benbow n’avait pas besoin du conseil de Ducasse. Le 6 octobre, il fit assembler une commission militaire présidée par le contre-amiral Whetstone pour juger les capitaines Kirby de la Défiance, Constable du Windsor, Wade du Greenwich, Hudson du Pendennîs. Ils étaient accusés de lâcheté, d’inexécution d’ordres et de négligence dans leur devoir. Kirby, jugé le premier, fut condamné à mort; mais l’époque de l’exécution de la sentence fut réservée au bon plaisir de l’amirauté. Pour Constable, l’imputation de lâcheté fut écartée, toutefois, les autres charges étant prouvées contre lui, il fut cassé et emprisonné. Wade, jugé le troisième, reconnu coupable comme Kirby des trois chefs d’accusation et convaincu de plus d’avoir été ivre pendant toute la durée de l’action, fut condamné à mort. Hudson mourut peu de jours avant son jugement. Au printemps suivant, Kirby et Wade arrivèrent en Angleterre et subirent immédiatement leur sentence, la reine ayant expédié dans chaque port l’ordre de ne pas différer d’un instant la punition de gens qui avaient porté atteinte à l’honneur de leur patrie. Telles furent dans la marine anglaise les premières exécutions militaires : elles n’étaient que justes; le pays avait profondément ressenti le déshonneur que la conduite de ces capitaines jetait sur le pavillon. C’est de leur supplice que date cette inflexible sévérité qui, à côté d’honneurs extrêmes accordés au vainqueur, fit au vaincu un crime de son malheur, sévérité qui passa dans les lois et dans les mœurs de la nation, et que put à peine tempérer pour l’avenir la mort de l’illustre et infortuné amiral Byng.

Arrivé à la Jamaïque, Benbow fut obligé de se faire amputer, et mourut des suites de cette opération le 4 novembre 1702, regrettant jusqu’au dernier instant de n’avoir point remporté une victoire qu’il avait crue certaine. Ducasse cependant, avec un nombre égal de vaisseaux, était de tous points en état de lui tenir tête. Peut-être même s’étonnera-t-on qu’il n’ait pas mieux profité de la pusillanimité de ses ennemis pour les accabler. C’est qu’alors on ne faisait pas la guerre comme aujourd’hui. Il y avait dans tout combat un côté chevaleresque et courtois que chacun tenait à honneur de respecter en