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l’escorter. Le combat de la veille recommença ; mais cette fois le Ruby fut tellement maltraité que Benbow passa pour le couvrir entre lui et le Saint-Louis, et le fit remorquer au large par ses embarcations. Malgré la perte de son compagnon, le Breda ne cessa son feu que vers le soir. Ducasse, soit magnanimité, soit calcul, paraissait fuir jusqu’au fond du golfe cette escadre ennemie dont l’amiral seul s’acharnait à le poursuivre.

La nuit venue, Benbow se recueillit. Il eût pu renoncer à la lutte, mais il eût craint de justifier ainsi l’abandon de ses capitaines. Après avoir fait partir le Ruby pour Port-Royal et s’être réparé de son mieux, il continua de suivre l’ennemi. Le 21, à deux heures du matin, il l’avait rejoint. À cinq ou six milles en arrière se tenait l’escadre anglaise, qui ne se fatiguait point d’assister à sa propre honte. C’était sur le Duc d’Orléans que Benbow voulait diriger ses coups. Il avait en effet remarqué que ce vaisseau, maltraité dans les actions précédentes, marchait avec peine. À trois heures, il était par son travers, et lui lançait une bordée à double projectile ; mais presque au même instant, déjà blessé au bras et au visage, il avait la jambe emportée par un boulet ramé. Après s’être fait descendre à la cale pour qu’on le pansât et avoir exigé qu’on le remontât sur le pont, il assista au combat étendu dans son cadre. Il eût été heureux de mourir alors, car il eût au moins en mourant pu croire à la défaite d’un de ses ennemis. Le Duc d’Orléans avait sa grande vergue en pièces, ses huniers emportés, son mât d’artimon brisé, ses flancs labourés de boulets. Si l’escadre anglaise arrivait, elle pouvait le couper et l’enlever. Benbow voulut tenter un nouvel effort, faire un dernier appel à ses capitaines. Il leur envoya dire par son chef d’état-major de se conduire enfin comme des hommes. Le capitaine Kirby de la Défiance vint alors à bord et pressa instamment l’amiral de cesser l’action. Celui-ci eut, dans son mépris, la curiosité de connaître l’avis des autres commandans, et les fit venir à l’ordre. Ce fut un spectacle tristement imposant que celui de cet amiral perdant la vie par trois blessures, pâle de souffrance, mais l’œil animé du feu de l’indignation et du combat, en face de ces hommes que la crainte seule rendait pâles et émus en sa présence. Il leur montra F escadre française endommagée par le feu seul du Breda et cédant en apparence le champ de bataille à l’escadre anglaise, que leur pusillanimité avait du moins conservée intacte. Il leur parla d’honneur, de devoir, et n’obtînt que les réponses incohérentes de la faiblesse ou le silence de la peur. Il les congédia, et laissa porter sur la Jamaïque. Ducasse, dont le noble cœur était fait pour comprendre tout ce qu’avait dû souffrir l’intrépide Benbow, lui envoyait quelques jours après la lettre suivante :