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qui devait plus tard devenir si redoutable, marchait sous notre drapeau. Le brusque rappel de Dupleix produisit un étrange effet sur l’esprit des souverains indigènes. « Les Français n’ont pas autant de puissance qu’ils voulaient nous le faire croire, se dirent-ils. Le roi d’Angleterre a enjoint au roi de France de faire revenir Dupleix en Europe, et celui-ci a obéi. » Ce fut bien pis lorsqu’ils virent la conduite que tenait le nouveau gouverneur. Par bonheur, Godeheu n’osa pas rappeler Bussy d’Hyderabad ; mais il mit à la tête de l’armée du Carnatic un nouveau commandant, homme timide et irrésolu, en lui recommandant d’éviter autant que possible une rencontre avec l’ennemi. De ce coup, la forteresse de Trichinopoly, qui était assiégée pour la quatrième fois, fut encore sauvée. Au reste, Godeheu croyait très fin d’agir ainsi : il était venu avec la mission de conclure la paix à tout prix, et il s’acquittait de sa mission. D’autre part, le gouverneur Saunders, qui commandait toujours à Madras, eut l’esprit de deviner quelle bonne fortune c’était pour l’Angleterre que le départ de son illustre adversaire. Deux ans plus tôt, Saunders ne demandait à Dupleix que de renoncer au titre de nabab, qui lui conférait une sorte de vague primauté dans toute l’étendue du Carnatic. Cette condition admise, il eût volontiers conclu la paix en reconnaissant la souveraineté des Français sur les vastes territoires dont ils étaient devenus maîtres. Le traité conclu par Godeheu dans les derniers jours de 1754 n’était pas, tant s’en faut, aussi favorable. Les deux compagnies renonçaient pour l’avenir à toute dignité conférée par le Grand-Mogol ; chaque nation ne conservait que des districts de très faible superficie autour des comptoirs de commerce, et les Français abandonnaient les belles provinces des Circars, que Dupleix et Bussy étaient si fiers d’avoir arrachées au vice-roi du Deccan. « Le but de notre compagnie, pensait Godeheu, est le commerce ; nous devons nous abstenir de toute ingérence dans les affaires intérieures des royaumes indigènes. » Abdiquer toute influence morale sur les populations de l’Inde, renoncer au prestige de supériorité que les Européens avaient acquis si vite sur ces royaumes en dissolution, c’était saper par la base l’empire franco-indien que Dupleix et ses prédécesseurs s’étaient flattés d’édifier. Deux mois après avoir signé ce traité honteux, Godeheu repartit pour la France. Sa mission était accomplie.

De Leyrit, qui vint le remplacer, était un ancien employé civil de la compagnie, bon négociant peut-être, mais à coup sûr mauvais diplomate et faible administrateur. Le traité de paix n’était pas définitif, car il devait s’écouler plus d’un an avant qu’il n’eût été soumis en Europe à la ratification des deux compagnies, et déjà on commençait à l’enfreindre. C’est qu’au fond la politique de non-