Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/127

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
121
LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


montagne, puis il était redescendu dans la plaine, et faisait paître les porcs qu’il vendait aux Allemands de la frontière. Il était taillé en colosse ; taciturne, impétueux, soumis aux Turcs, puisqu’il le fallait, mais ayant parfois des éclats de fureur qui faisaient trembler ses maîtres, on eût dit une rustique image de Marko Kralievitch. On pense bien qu’un tel homme devait être une des premières victimes des dahis. Il habitait le village de Topola, lieu consacré désormais dans l’histoire de la Serbie nouvelle. Au moment où les meurtriers y pénétrèrent, Kara-George, aidé de ses pâtres, rassemblait ses troupeaux de porcs pour les vendre sur la frontière autrichienne. À la vue de l’ennemi qui accourait sur lui au galop, il laisse les troupeaux se débander, réunit ses hommes et s’élance dans la montagne. Il y trouve deux compagnons dignes de lui, Janko Katitsch, Yasso Tschaparatitch, tous deux du bourg de Sibnitza dans le district de Belgrade, tous deux désignés au poignard des assassins et qui avaient pu s’échapper à temps. Janko était renommé pour sa sagesse et son éloquence autant que pour sa bravoure ; Vasso, frère de Mark, tombé l’un des premiers sous le fer des égorgeurs, était impatient de venger la chère victime. Les haïdouks des cimes voisines, deux surtout, deux chefs célèbres, Glavasch et Yéliko, viennent grossir cette petite troupe qui sera bientôt tout un peuple. C’est de là que part le signal. Des émissaires s’en vont sur tous les points, portant cet ordre de Kara-George : « Que tout homme capable de manier un fusil se hâte de se joindre à nous. Emmenez les femmes, les vieillards, les enfans. Si quelqu’un s’y refuse, qu’on l’entraîne ! »

Du haut de ces montagnes et dans un pays préparé de la sorte, les échos portent loin. Tous obéirent, tous marchèrent, les popes comme les autres. Il y avait des armes chez les haïdouks. En quelques jours, la Serbie entière était debout, la faux ou le fusil à la main, à l’abri des grandes forêts et des rochers inaccessibles. Ainsi, sans que l’Europe le sache, occupée qu’elle est de ses guerres où le destin du monde est en jeu, voilà un petit peuple qui engage une lutte à mort contre un puissant empire. Il ne s’agit plus seulement des dahis ; l’ennemi, c’est le Turc : la Serbie sera libre ou elle périra écrasée. N’admirez-vous pas comme les poèmes populaires, chantés depuis cinq ; cents ans, se traduisent ici en actes héroïques ? Enfin les jours annoncés sont venus !... Pour Kara-George et ses compagnons, ce sera la revanche décisive ou la conséquence suprême de Kossovo. Que Douschan et Lazare, que Marko et Milosch leur soient en aide !