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ment le sultan n’opposa que des menaces aux violences des bandits, et des menaces irritantes qui aggravèrent le mal. « Si vous ne changez de conduite, écrivait-il aux dahis, j’enverrai une armée contre vous, non pas une armée turque, puisqu’il est défendu aux croyans de combattre les croyans, mais une armée d’une autre race, d’une autre religion, et il vous arrivera ce qui jamais n’est arrivé aux Osmanlis. » Les dahis eurent peur. Ils se disaient entre eux : « De qui donc parle-t-il ? une armée d’une autre race et d’une autre religion ? Point de doute, ce sont les raïas. Nous les avons vaincus, alors que le pacha de Belgrade se servait d’eux en hésitant. Cette fois, armés, enrégimentés, avec l’autorisation et l’appui du sultan, ils vont se lever en masse pour nous exterminer. Prenons les devans nous-mêmes, exterminons les Serbes. »

C’était au mois de février 1804. La razzia meurtrière fut bien vite combinée. On n’extermine pas un peuple de plusieurs millions d’âmes, mais on peut le réduire à rien pour longtemps en lui tuant ses chefs, ses soldats, tous ceux qui sont de taille à donner des ordres ou des exemples. Ce fut le plan des dahis, et ils l’exécutèrent avec une rapidité foudroyante. D’un bout à l’autre de la Schoumadia (c’est la plus grande province de l’ancienne Serbie), sur tous les points, dans tous les villages, knèzes, chefs de famille, chefs de communauté, tous ceux qui avaient action sur leurs frères, furent égorgés le même jour. On verra par la suite de cette histoire que deux dynasties princières sont sorties des derniers rangs de ce peuple ; combien d’humbles chefs eussent été dignes du même honneur parmi ceux qui furent assassinés en 1804 ! Humbles chefs, héros inconnus, leur gloire est d’avoir été désignés à la rage des dahis. Les chroniques serbes ont conservé leurs noms. Le premier tué fut Stanoje, knèze de Begalitza, puis Stefan, knèze de Seoke, Théophan, knèze d’Oraschje, Pierre, knèze de Ressava, Raiza, knèze de Sabridge, et Elias Rirtschanin, et Mark Tschaparapitch, et Alexa Nenadovitch... La liste est longue, et le clergé y tient noblement sa place : Hadschi Gero, supérieur du monastère de Moravtzi, Ruvim, archimandrite du cloître de Rogavadja, méritèrent d’être égorgés avec les knèzes.

Parmi les hommes dont les dahis craignaient le plus la force et la colère, il y avait dans la Schoumadia un certain George, fils de Pierre, George Petrovitch, que les Turcs appelaient Kara-George, c’est-à-dire George le Noir[1]. Il s’était battu contre les oppresseurs de son pays dans les corps-francs de l’Autriche ; après le traité de Sistova, il avait continué sa vie de guerre parmi les haïdouks de la

  1. En serbe, Tserni-George. On l’a désigné longtemps sous les deux noms, mais la forme turque a prévalu.