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sur son cheval, le porte jusqu’à la mer, puis, installé dans sa barque, se dirige vers le mont Athos. C’est là, sur la sainte montagne, dans le couvent serbe de Vilindar, que le moine ensevelit le héros. « Il ne lui éleva, dit le poète, aucun monument, afin qu’on ne reconnût point sa tombe, et que ses ennemis ne pussent y exercer de vengeance. » Sa tombe est donc un secret ; qui sait même, à part le moine et son diacre, qui sait vraiment si Marko est mort ? Bien des légendes contredisent la fin des poèmes populaires que nous venons de résumer ; Marko n’est qu’endormi dans une caverne des Balkans, il se réveillera un jour et affranchira les Serbes. Vieilles mœurs, religion, poésie, tout est d’accord pour maintenir la sève chez le peuple des Douschan et des Lazare. Voilà comment les pâtres du xixe siècle ont pu renouer la chaîne des princes et des héros du xive ; voilà comment ces raïas méprisés du Turc se sont levés d’un seul bond à la voix de Kara-George et de Milosch Obrenovitch.

III.

Avoir conservé de tels élémens de vie, c’était beaucoup sans doute ; il fallait pourtant quelque chose de plus. Sans un concours de circonstances extraordinaires, combien de temps encore les Serbes auraient pu ignorer leur force ! Rien de plus intéressant à ce point de vue que la dernière période du xviiie siècle. Il y a là une quinzaine d’années qui ont exercé sur la Serbie une action décisive. Fallmerayer a raison de dire que l’empire de Pierre le Grand, par le fait seul de son existence, ouvrait une ère nouvelle à tous les chrétiens opprimés de l’Europe orientale. Il faut ajouter que l’Autriche, en ce qui touche les Serbes, a joué dans cette histoire un rôle plus direct et bien autrement salutaire. L’apparition de la première flotte russe dans la mer Égée en 1770 avait soulevé les Grecs ; quand l’Autriche en 1788 se joignit à la Russie pour attaquer les Turcs et, comme disait Joseph II, « venger l’humanité sur ces barbares, » on vit les Serbes, sous le drapeau des Habsbourg, reconquérir les armes à la main toute une partie de leur pays. C’était vraiment la résurrection de Marko Kralievitch. À l’appel de l’empereur Joseph, des bandes étaient accourues de tous les points de la Serbie ; à côté des laboureurs de la plaine et des pâtres de la montagne, on pense bien que les haïdouks ne manquaient pas. Ces corps-francs firent merveille en 1789, au siége et à la prise de Belgrade. Leur chef, le colonel Mihaljevitch, pénètre bientôt dans l’intérieur du pays ; à la fin de 89, conduisant ses hardis montagnards par des chemins où jamais n’avait passé un canon, il paraît