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pas le pope qu’on désigne, c’est le moine. Enfermé dans son couvent, livré à la méditation, le moine inspire plus de respect que le pope, obligé souvent de gagner sa vie en cultivant les terres ou en gardant les troupeaux de ses fidèles. On se fie plus volontiers au moine : c’est à lui que le pénitent va confesser ses fautes, c’est de ses mains qu’on aime à recevoir la communion. Si les fêtes patronales sont pour les habitans de chaque village une occasion de resserrer les liens fraternels, les visites aux couvens sont une occasion semblable pour tous les villages d’une même contrée. L’ancienne Serbie s’était couverte de monastères élevés par la munificence et la piété des rois : pendant les siècles de servitude, c’est là qu’est le refuge de la vie nationale. À de certains jours, toute la région environnante y envoie ses enfans. Le couvent est caché derrière les forêts sombres, dans les plis de la montagne, retraite propice aux traditions comme aux espérances. On y arrive de toutes parts, on s’y installe souvent dès la veille au soir, puis après les cérémonies de la matinée, après la confession et la communion, la fête populaire commence. La grande famille a réuni quelques-uns de ses tronçons ; on pense qu’à la même heure les autres monastères rassemblent des milliers de frères dispersés. On danse, on chante, surtout on écoute les moines racontant les légendes des vieux rois, on écoute le rapsode aveugle célébrant sur la guzla les malheurs de Douschan ou les prouesses de Marko.

Ainsi, tandis que les évêques grecs venus de Constantinople parcourent de loin en loin la contrée avec un appareil solennel, escortés et armés à la turque pour se défendre des haïdouks, c’est aux pauvres couvens des solitudes qu’appartient l’empire des âmes. « Se moquera-t-on encore, dit très bien M. Ranke, de cette manie qu’avaient les vieux rois serbes de construire partout des monastères et de s’y enfermer aux approches de la mort, pour y recevoir l’auréole des saints ? » Leurs tombeaux sont là, et c’est de là que sortira la vie. Jamais religion nationale n’a mieux accompli sa mission ; nulle part on n’a vu dépôt plus fidèlement gardé, nulle part vigilance plus naïve, plus sereine, plus confiante, entre la mort et la résurrection d’un peuple. « On l’a remarqué fort justement, dit encore le savant historien, si les Serbes de Bosnie ont passé à l’islamisme, c’est qu’il n’y avait pas chez eux d’aussi nombreux monastères pour protéger les vieux souvenirs. »

La poésie aussi, comme la religion, comme l’esprit de famille et de communauté, a entretenu la vie pendant cinq cents ans chez un peuple qui semblait condamné à mort, ou plutôt cette race saine, cordiale, religieuse, est une race naturellement poétique. On peut dire que le peuple serbe est le peuple poète par excellence au mi-