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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


avaient des frères et des sœurs ; on voit dans un des chants populaires que Grouïtza, frère adoptif de la belle Ikonia, avait aussi pour sœur d’adoption Mara la tavernière. L’homme qui a tant fait pour conserver les chants et les traditions de son pays, M. Youk Stefanovitch, écrivait en 1818 dans le Dictionnaire serbe : « Les haïdouks se regardent tous comme des héros. Aussi ne se fait guère haïdouk que celui qui peut compter sur lui-même. Ils ont de la religion, ils jeûnent et prient Dieu comme tout le monde. Quand ils sont condamnés au supplice, si on leur promet la vie sauve à condition de se faire musulmans, pour toute réponse ils injurient Mahomet. « Est-ce qu’après tout il ne faut pas mourir ? » ajoutent-ils, et pendant qu’on les conduit au pal, ils chantent à pleine tête. »

Eh bien ! ces haïdouks, tant qu’a duré la conquête ottomane, ont été à certains égards l’expression et le symbole du peuple serbe. On a vu plus haut à quelles humiliations étaient soumis les Serbes des villes ; qu’est-il résulté de là ? Que les Serbes ont quitté les villes pour les villages. À la fin du xviiie siècle, la première chose qui frappait les voyageurs d’un bout de la Serbie à l’autre, c’était l’étrange répartition des habitants : dans les villes et les forteresses, rien que des Turcs ; dans les campagnes, au fond des vallées, partout où s’étaient formés des villages, rien que des Serbes. Combien de vieillards, interrogés par les voyageurs, déclaraient n’avoir jamais mis le pied dans une ville ! Ainsi, comme les haïdouks, dans les gorges des montagnes, entretenaient l’ardeur guerrière et les héroïques souvenirs, les tribus résignées, au fond de leurs solitudes, gardaient avec la même fidélité opiniâtre les mœurs, les croyances, les institutions des anciens jours, l’âme et la vie de leur race.

De ces institutions, les unes remontent aux origines les plus lointaines des peuples slaves, les autres sont le fruit d’un christianisme ingénu ; il y en a de singulières, toutes sont poétiques et touchantes. D’abord quel sentiment des liens de nature ! chaque famille est une tribu, et cette tribu n’a qu’une demeure. À mesure que le nombre des habitans s’accroît, la maison s’agrandit. Les maisons des villages serbes, sans doute en prévision de ces agrandissemens, sont séparées les unes des autres par des espaces considérables. Des murailles d’argile avec des toitures de chaume, voilà la construction. Au centre est la chambre principale, habitée par le père et la mère, la seule pièce où s’allume le foyer ; autour, à droite et à gauche, s’ouvrent les chambres destinées aux enfans. Quand les enfans deviennent des hommes, quand un des fils se marie, on construit une nouvelle chambre. La maison s’allonge, s’allonge ; on en voit qui forment toute une rue. L’autorité du père est sacrée dans ce monde patriarcal ; c’est lui qui est le lien du faisceau. S’il meurt,