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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


le détail est étranger à notre récit vinrent bouleverser tout cela. La Hongrie et l’Allemagne ayant lutté contre les Turcs et arrêté leur invasion, il arriva que de nombreuses familles serbes émigrérent soit chez les Magyars soit dans les états des Habsbourg ; les empereurs d’Allemagne mirent à profit cette circonstance, et au nom de leurs sujets serbes établirent des relations avec le patriarche de Serbie. Les sultans, avisés du péril, ne tardèrent point à supprimer ce patriarcat, rendant ainsi l’autorité au patriarche de Constantinople, qu’ils avaient sous la main ; est-il besoin d’ajouter que celui-ci, servant sa politique en même temps que celle de son maître, n’envoya désormais à l’église de saint Sava et de saint Siméon que des évêques choisis parmi les Grecs ? Ces évêques même, espèces de phanariotes, étaient plutôt des fonctionnaires turcs que les chefs d’une église chrétienne. Trois sortes de personnages représentaient l’administration ottomane chez les Serbes, le pacha, le cadi, l’évêque venu de Constantinople. Au pacha était dévolu le gouvernement, au cadi la justice, à l’évêque le culte, à tous les trois le devoir de faire payer les impôts. Il y avait d’autres collecteurs plus exigeans encore et plus redoutables, les spahis et les janissaires, qui avaient droit à des tributs directs, présens, dîmes, corvées. C’est pour eux que les pauvres Serbes labouraient les vallées et menaient paître les troupeaux de porcs dans les forêts de la montagne. À ces conditions, ils avaient conservé leur église, je veux dire leurs popes, leurs moines, condamnés comme eux à la misère et à la servitude.

Que pouvait être l’action de cette église décapitée ? Fort grande, on va le voir ; mais d’abord, car tout cela se tient, il faut achever en quelques traits la peinture du joug qui écrasait les Serbes. Obligés par la dîme, par le tribut, par la corvée, à nourrir leurs maîtres, ils ressemblaient à des bêtes de somme plutôt qu’à des créatures humaines. Sur ce sol qui leur rappelait tant de glorieux souvenirs et qu’ils arrosaient de leurs sueurs, aucun d’eux ne pouvait rien posséder, si ce n’est par la tolérance ou le caprice du pacha. Étaient-ils bien sûrs de se posséder eux-mêmes ? Les plus forts, les plus habiles, sans parler des autres contributions, devaient cent jours de corvée par an, presque le tiers de l’année. Qu’ils ne pussent avoir en propre ni un cheval ni une arme dans un pareil état de choses, cette défiance se comprend ; une mesure plus humiliante, c’était l’interdiction de tout travail relatif au métier de la guerre. Forger et ciseler les métaux, préparer le cuir, fabriquer les selles, disposer les harnais, pourvoir à l’équipage du spahi ou du janissaire, c’était l’affaire des Turcs ; aux Serbes les durs labeurs et les métiers infimes, ce qui procurait le pain et l’or, fouiller le sol, couper le bois, garder les troupeaux de porcs. Tout était combiné de manière