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viduelles; mais en accordant ces prémisses nous ne voyons pas en quoi elles contredisent la doctrine d’une vérité en soi, d’une morale en soi, aperçue plus ou moins bien par toutes ces raisons individuelles, et qui se rapprochent les unes des autres à mesure qu’elles s’approchent du but commun.

Sans doute chaque homme, pris en particulier, ne peut et ne doit être jugé que sur sa conscience actuelle, et même il ne doit agir que suivant cette conscience[1], et en ce sens il est permis de dire que la moralité est subjective; mais cette permission n’est accordée à la conscience actuelle que parce qu’on suppose qu’elle est comme l’anticipation et la représentation approximative et provisoire d’une conscience absolue qui connaîtrait immédiatement la vraie loi, telle qu’elle est en soi. C’est parce que l’agent, tout en suivant la conscience du moment, faute de mieux, a dans le fond l’intention d’agir suivant la conscience absolue (ce qu’il ferait, s’il la connaissait), c’est pour cela, dis-je, que cette intention est réputée pour le fait, car le seul devoir, comme l’a dit Fichte, c’est de vouloir agir conformément à son devoir.

Toutefois il est évident que cette assimilation permise de la conscience relative et individuelle avec la conscience absolue n’est légitime qu’à la condition que l’agent, tout en obéissant à la conscience actuelle, fasse continuellement tous ses efforts pour éclairer cette conscience et se rapprocher de la conscience absolue, sans jamais assimiler entièrement l’une avec l’autre, car, si l’on admettait en principe qu’il n’y a rien autre chose que des consciences individuelles, on ne verrait pas pourquoi l’une serait préférable à l’autre, et même on ne verrait aucune raison de changer l’état moral des sociétés, puisque, toutes consciences se valant, autant garder celle qu’on a que de passer à une autre. Tout au plus changerait-on de conscience comme on change de goût.

Maintenant le progrès des idées morales peut-il se concilier avec la doctrine d’une loi morale immuable et absolue? Ce qui est absolu est-il susceptible de changement, et le progrès n’est-il pas un changement? Cette apparente difficulté est levée par une distinction bien simple, celle de la vérité en elle-même et de la connaissance que nous en avons. La géométrie atteint certainement des

  1. Il y a ici un double problème que M. Bain me paraît confondre : 1° quelle est la règle morale en général pour la raison abstraite, scientifique ; 2° quelle est la règle morale pour celui qui doit agir, au moment où il doit agir, et d’après quelle règle doit-il être jugé? Dans ce second cas, point de difficulté, c’est la conscience actuelle qui est la règle. Dans le premier cas, la loi morale doit être cherchée, comme les lois de la nature, par l’analyse, l’induction, le raisonnement, les procédés scientifiques, et il n’y a pas plus de raison pour nier la loi morale que pour nier les lois physiques.