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conflit signalé plus haut entre la contemplation et l’action existait dans l’Inde comme parmi nous. « Il y a deux doctrines, est-il dit dans la Bhagavad-Gita, la doctrine de la spéculation et la doctrine de la pratique. » L’auteur de ce livre voudrait les concilier toutes deux. « Il n’y a que les enfans et les ignorans qui parlent de la doctrine spéculative et de la doctrine pratique comme de deux doctrines, elles ne sont qu’une seule science. » Plusieurs passages de cet admirable poème philosophique, chef-d’œuvre du génie indien, sont explicites pour établir la supériorité de la vie active. « Le renoncement et la pratique des œuvres sont deux routes qui conduisent à la souveraine félicité ; mais la pratique est au-dessus du renoncement. » — « L’action est supérieure à l’inaction... Le dépouillement de la forme mortelle ne peut s’accomplir dans l’inaction. » Enfin, pour ajouter encore à l’autorité de ces paroles, le dieu même qui expose la doctrine au jeune prince qui l’écoute s’écrie dans un admirable mouvement d’éloquence : « Moi-même, ô Arjouna, je n’ai rien à faire, rien à désirer dans ces trois parties du monde, et cependant je vis dans l’exercice de mes devoirs moraux. »

On voit que le conflit entre la contemplation et l’action n’est propre ni à l’Occident ni à l’Orient, qu’il est commun à l’un et à l’autre. Plus de contemplation d’un côté, plus d’action de l’autre, je le veux bien; mais les sages de l’Inde recommandent l’action, et les hommes pieux de l’Occident vantent la contemplation : il n’y a là qu’une différence de proportion. Ce sont les mêmes races, dira-t-on, car on sait que nous sommes des Indiens. Soit, mais le même conflit existe dans la Chine. Lao-tseu, philosophe chinois, est un contemplatif, et Confucius est un philosophe pratique. La Chine est exclusivement pratique, dit-on. Comment se fait-il donc que le bouddhisme s’y soit répandu plus que partout ailleurs en Asie? La Chine n’en a pris, dira-t-on encore, que la superstition; mais dans l’Inde même le peuple a-t-il pris du brahmanisme autre chose que des superstitions? Partout les vrais contemplatifs sont une exception; les Fénelons sont partout en minorité.

Le second point qui caractérise la morale brahmanique est le régime des castes, c’est-à-dire la division impitoyable du peuple en quatre classes séparées par des barrières infranchissables : les prêtres, les soldats, les laboureurs et commerçans, les serviteurs ou esclaves, — les brahmanes, les kchatryas, les vaicyas et les soudras, — sans compter qu’au-dessous de ces quatre classes légales se trouvent encore des classes sans nom, des tchandalas, comme les appelle Manou, qui n’ont pas même l’honneur d’être légalement esclaves. Jamais l’inégalité humaine n’a été consacrée d’une manière plus odieuse, plus brutale; jamais elle n’a été exprimée en termes