Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/904

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs voisins les blancs ; mais comment en serait-il autrement ? La guerre, lorsqu’elle dure longtemps, même entre peuples civilisés, ne finit-elle pas toujours par transformer les hommes en bêtes féroces ? Quoi qu’il en soit, les témoignages donnés sous de telles influences de haine et de mépris ressemblent peu à un témoignage scientifique.

En outre, parmi les faits que l’on cite pour prouver qu’il n’y a pas de morale, on confond souvent deux sortes de faits très distincts, les mœurs et les opinions. De ce qu’il y a de mauvaises mœurs chez un peuple, faut-il conclure nécessairement qu’il n’y a pas de morale ? Non sans doute, mais qu’il ne la pratique pas. On trouve chez certains peuples des perversités incroyables. La faute en serait-elle à la morale de ces peuples ? Nullement, mais seulement à leurs passions. Tel pays de l’Europe est célèbre à tort ou à raison par la facilité de ses mœurs : faut-il croire que dans ce pays le libertinage et l’adultère sont considérés comme plus légitimes qu’ailleurs, que la pureté des mœurs y est blâmée et condamnée par la morale ? En aucune façon ; seulement ce peuple a un moindre degré de moralité qu’un autre, voilà tout. Il en est des peuples comme des individus : ils sont plus ou moins honnêtes, plus ou moins moraux, plus ou moins vicieux ; mais de ce qu’il y a des individus vicieux, perdant même jusqu’à la conscience de leurs vices, en faut-il conclure que la différence du bien et du mal n’existe pas ? On ne devrait donc ici invoquer que ces faits universels qui sont communs à tout un pays, à tout un temps, et qui sont acceptés par l’état, la religion, par la conscience publique ; or on ne fait pas toujours cette distinction. On vous citera les Chinois donnant, dit-on, leurs enfans à manger aux pourceaux ; mais, en supposant que ce fait fût vrai, et il paraît fort douteux[1], que prouverait-il autre chose qu’une grande perversion des sentimens naturels dans ce pays, causée sans doute par l’extrême misère ? Que l’on me cite une loi dans laquelle cette atrocité soit commandée ou même permise, que l’on me montre un passage de Confucius ou de Mencius qui recommande aux parens en détresse de se dé-

  1. Le révérend Milne, missionnaire anglais qui a vécu pendant vingt ans en Chine, dans l’intérieur du pays et dans l’intimité de la vie chinoise, affirme que durant ce long temps il n’a pas vu ni entendu raconter un seul exemple de cette pratique barbare. Il conjecture que le fait a pu se présenter dans quelques années de famine, et qu’on a fait une loi générale de ce qui n’a pu être qu’une odieuse exception. Combien de préjugés de ce genre disparaîtraient devant l’étude attentive des faits ! Livingstone nous dit de même qu’en Afrique, dans le pays des noirs, il n’a pas vu un seul exemple de parens vendant leurs enfans. Et cependant on nous répète que rien n’est plus fréquent, et on en conclut que ces pauvres gens ne connaissent pas la famille. C’est ainsi que la philosophie est dupe des marchands d’esclaves.