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exemple, dit avec raison M. de Quatrefages, les langues australiennes n’ont aucun mot qui traduise ceux d’honnêteté, justice, péché, crime ; mais ce n’est là qu’une pauvreté de langage qui s’applique aux faits physiques tout aussi bien qu’aux faits moraux. Dans ces mêmes langues, il n’existe pas non plus de termes génériques, tels que arbre, oiseau, poisson, et certes personne n’en conclura que l’Australien confond tous ces êtres. »

Il faut remarquer que l’observation des mœurs d’un pays n’est presque jamais impartiale lorsqu’elle est faite par des étrangers. Cela s’applique même aux pays civilisés, à plus forte raison aux peuples sauvages. On sera toujours plus frappé et choqué des différences de mœurs, qui sont apparentes, que des analogies, qui ne se manifestent qu’à la longue et qu’à une familiarité de plus en plus intime. Par exemple, tâchez de faire comprendre à un Allemand ou à un Anglais que la ville de Paris est autre chose qu’une ville de plaisir, et qu’on y connaît la vie de famille, la vie sérieuse, les mœurs régulières; vous n’y parviendrez pas[1]. Si de pareilles erreurs sont possibles relativement à un pays comme la France, que sera-ce quand il s’agira des populations du Soudan et de la Polynésie !

Ajoutez qu’un étranger, chez ces populations primitives, est en général considéré comme un ennemi, et cette disposition hostile n’est pas toujours le résultat de la férocité; elle vient souvent d’une défiance très naturelle et même légitime. Leur esprit s’élevant difficilement à comprendre la curiosité scientifique désintéressée, ils sont portés à voir dans l’étranger un espion, un instigateur de manœuvres dangereuses pour eux, et il est certain que la conduite des blancs à l’égard des populations sauvages n’a que trop autorisé la défiance dont ils sont partout l’objet. Or, l’étranger étant un ennemi, quoi de plus naturel que les persécutions, les barbaries, les oppressions dont il est victime? Seulement on doit se demander s’il est bien placé pour observer les mœurs de ceux dont il peut à chaque instant recevoir la mort.

Voilà bien des causes qui peuvent infirmer jusqu’à un certain point les témoignages des voyageurs qui paraissent par trop défavorables aux populations sauvages. Il en est de même de ceux que l’on doit aux peuples conquérans, qui, mis en rapport avec ces races inférieures, sont toujours plus ou moins disposés à les considérer comme des bêtes fauves et à les traiter comme telles. Les peaux-rouges sont en effet de véritables bêtes fauves à l’égard de

  1. Dans son livre, die Familie, un auteur allemand, M. Riehl, donne comme une chose notoire que les Français ne connaissent pas la vie de famille.