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l’une des bases nécessaires de la science anthropologique, il est légitime et prudent de ne pas s’y fier sans réserve et sans quelques précautions. Si la philosophie a besoin d’emprunter ses matériaux aux sciences naturelles, son droit, comme son devoir, est d’en faire usage avec discernement, et, quoiqu’elle ne puisse prononcer sans faits, l’interprétation des faits lui appartient toujours en dernier ressort.

Ce qui est d’abord certain pour ceux qui ont lu beaucoup de voyages, c’est que l’observation des mœurs n’est pas en général ce dont les voyageurs sont le plus préoccupés. La zoologie, la botanique, la géographie physique, trouvent en eux des observateurs sérieux, habiles, exacts, et l’on ne saurait, sous ce rapport, trop consulter les écrits des voyageurs; mais les observations morales occupent toujours la moindre partie de leurs récits. Ajoutez que les voyageurs sont en général préparés aux observations physiques par les connaissances positives les plus étendues; mais peu ont les connaissances psychologiques nécessaires pour bien observer et même pour savoir avec précision ce qu’ils doivent observer : aussi à ce point de vue obéissent-ils à une sorte d’empirisme, sans méthode rigoureuse et certaine, à peu près comme ferait un homme qui, ignorant en histoire naturelle ou n’en sachant que les élémens, voudrait décrire la faune et la flore des pays qu’il visite. Les voyageurs partent avec des programmes déterminés, avec des problèmes scientifiques bien posés pour tout ce qui concerne l’état physique des pays qu’ils doivent parcourir; mais a-t-on jamais donné pour programme à un voyageur de constater avec précision et en détail ce qu’il peut y avoir de commun et de différent entre les peuples primitifs et les peuples civilisés au point de vue de la moralité et de la religion?

Dans cette disposition d’esprit, n’est-il point certain que ce qui doit frapper surtout les regards du voyageur, ce sont les différences beaucoup plus que les analogies? Il ne pensera presque jamais à signaler ce qu’il y a de commun entre les races inférieures et les races supérieures, car ces analogies lui paraissent si naturelles qu’il ne songe pas à les remarquer. S’il voit une mère embrasser son enfant, il se gardera bien de signaler ce fait comme intéressant et remarquable, car on lui dirait que ce n’est pas la peine d’aller si loin pour voir cela. L’intérêt de ses récits exige même qu’il raconte des choses extraordinaires, et en morale il devra être frappé surtout des monstruosités. Ajoutez la difficulté si grande de comprendre bien l’état moral de ces peuples, qui ne savent pas s’analyser eux-mêmes, qui n’ont pas ou qui ont peu d’idées abstraites, et chez qui le langage même n’est pas arrivé à exprimer cet ordre d’idées. « Par