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V.

Hortense s’est replongée au fond de la province, emportant avec elle les tristes restes de son mari. On ne sait presque rien de sa vie ; l’ancien hôtel Bersac est fermé. La pauvre veuve, qu’on dit terriblement vieillie, végète en grand deuil dans un coin de Bellombre près du tombeau de l’homme qu’elle s’accuse d’avoir tué. Elle pleure comme aux premiers jours et prie parfois avec fureur ; mais sa dévotion est intermittente. On dirait par moments qu’elle a peur d’obtenir au ciel une place trop haute qui l’éloignerait éternellement de lui.

Bondidier la tient au courant des affaires ; vous savez que la veuve d’un écrivain continue pendant trente années la personne de son mari. L’édition des œuvres complètes a réussi au-delà de toute espérance ; les volumes sont clichés, ils se vendent aussi régulièrement que les nouvelles de Musset et les deux romans de Stendhal. Dans les quelques années qui ont suivi sa mort, Étienne a plus gagné qu’en toute sa vie. Hortense écrivait dernièrement à Bondidier : « Assez ! ne m’envoyez plus rien. Je ne suis que trop riche, hélas ! J’imagine par moments qu’il me poursuit de ses bienfaits et que cet argent vient me dire : Il n’a pas fait un si beau mariage que vous ! » Bondidier répondit : « Ah ! madame, que serait-ce si nous avions Jean Moreau ! »

Lundi passé, comme on venait de mettre en terre un petit fagot de bois sec appelé Célestin Bersac, le vieux curé de Saint-Maurice se présenta chez Hortense et lui dit : « Madame, le cher homme a fait la paix avec les morts et les vivants. Vous n’avez jamais voulu le revoir depuis la date fatale ; il vous prie de lui pardonner ses offenses envers vous et envers votre regretté mari. Son repentir était sincère ; il a voulu mériter la clémence céleste et rendre à notre pauvre église le clocher que Robespierre et Marat ont détruit en haine de Dieu. Mon père, m’a-t-il dit, vous porterez à Mme Étienne ce paquet cacheté que nous avons serré ensemble dans le trésor de votre sacristie le 4 septembre 186., à sept heures trois quarts du matin. Il renferme des papiers de valeur dont la vente à Paris fournira probablement la somme qui vous manque. »

Hortense brisa le cachet et trouva le manuscrit de Jean Moreau.

L’ouvrage est dans mes mains, la Revue le publiera sans doute un jour ou l’autre

Edmond About.