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histoire pour l’instruction des contemporains. Je me moquai un peu de ses pressentiments funèbres, et je voulus le retenir à déjeuner. Il s’excusa sur quelques visites urgentes. : « J’ai besoin de voir Bondidier ; on m’attend à l’imprimerie, et d’ailleurs je n’ai pas encore retenu ma chambre au Grand-Hôtel. »

J’avais moi-même à travailler ce jour-là, et je ne sortis pas avant cinq heures. Les premières personnes que je rencontrai sur le boulevard m’abordèrent pour me conter son arrivée et les extravagances qu’il avait faites.

Quelques minutes après m’avoir quitté, il entra dans une librairie et demanda la sixième édition de Jean Moreau. Le commis répondit que l’ouvrage était annoncé, mais qu’il n’avait pas encore paru. « Tu mens, faquin, dit-il en serrant le jeune homme à la gorge ; les cinq premières ont été enlevées ce matin !, La même scène s’était renouvelée dans plusieurs boutiques avec des variantes à l’infini.

Chez Rosenkrantz, son relieur, il demanda si l’on pouvait lui habiller magnifiquement un manuscrit de six à sept cents feuillets in-4o. Il choisit le maroquin du Levant, commanda les fers neufs, en esquissa plusieurs lui-même. « Il faudra vous hâter, dit-il ; c’est pour la reine d’Angleterre, elle attend. » Rosenkrantz demanda où l’on devait faire prendre l’ouvrage ? Il répondit en ricanant : « Eh ! mon cher, vous seriez trop content si je vous le disais Cherchez et vous trouverez. Le beau mérite de relier un manuscrit quand on l’a sous la main ! Adressez-vous au dix-septième nuage à main gauche ; Saint Pierre a mes ordres : bonjour ! »

Au cabinet de lecture du passage de l’Opéra, il bouleversa tous les journaux en criant : « Je veux l’Indépendance Belge ; mais entendez-moi bien ! Il me faut le numéro d’après-demain, jeudi, celui qui est imprimé en lettres d’or : Victor Hugo m’a fait un grand article sur Jean Moreau ! »

J’envoyai le soir même une dépêche à Bellombre. Mme Étienne accourut à temps pour le soigner et le pleurer, trop tard pour échanger une idée avec lui.

Quelques journaux n’ont pas craint d’expliquer sa maladie et sa mort par l’abus des alcools, qu’il exécrait, et du tabac, qu’il ignorait.